jeudi 24 juin 2010

Dope - Sara Gran


Me voilà membre du jury des lecteurs du Prix du meilleur polar des éditions Points… Je me retrouve donc avec une petite dizaine de livres, que je n’aurais peut-être pas tous choisis… Mais l’expérience va être intéressante, j’en suis sûre, et les découvertes nombreuses, je l’espère !

J'ai commencé par Dope, un premier roman surprenant dont j’avais repéré les critiques élogieuses lors de sa parution. Surprenant, car on imagine plus un Raymond Chandler derrière cet univers qu’une jeune Américaine de même pas quarante ans…
Original donc par son sujet : dans les années cinquante à New York, les recherches de Joey, ex-junkie, ex-taularde, difficilement clean depuis deux ans. Engagée - étrangement - par un riche couple pour retrouver leur fille, étudiante paumée sous l’emprise d’un petit dealer vaguement mac, Joey mène l’enquête dans les lieux même de sa propre descente quelques années auparavant. Le roman est passionnant pour ce personnage marginal toujours sur la brèche, son passé, ses rencontres, et tout ce que cela raconte de "l'autre" New York, celui des bas-fonds, de la drogue et de la prostitution (d’ailleurs bizarrement assez intemporel, mis à part les vêtements des uns et des autres).

Malheureusement, cet aspect quasi-documentaire finit par devenir un peu lassant : à rencontrer le même type de destins brisés, le même type de personnages désenchantés, dans le même type de bars sordides, les descriptions se répètent et la narration tourne un peu en rond. De l'autre côté, on regrette que les parcours passés et la psychologie de Joey et surtout de ceux qui l’entourent soient moins approfondis.

Passé cet enlisement du récit, des rebondissements vraiment inattendus viennent donner un nouveau souffle au roman et raviver l'intérêt du lecteur... jusqu'à un final trop abracadabrant pour être convaincant.
Un moment pas désagréable mais décevant. Et pourtant la sensation d'un auteur à suivre (Viens plus près vient de paraître chez Sonatine)...


Dope, Sara Gran (Sonatine, 220 pages, 2008 / Points, 270 pages, 2010)
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Françoise Smith

vendredi 18 juin 2010

Syngué Sabour - Atiq Rahimi


Le bandeau « Prix littéraire X ou Y » attire inévitablement mes yeux, mais je m’en méfie (pour avoir été souvent déçue, cf L’histoire de Chicago May). Et on m'a offert ce Goncourt 2008 qui avait l’air très prometteur…

Dans un pays jamais nommé (comme la plupart des personnages), mais que l’on devine être l’Afghanistan, agité par des extrémistes musulmans, une femme s’occupe de son mari tétraplégique. On comprend rapidement qu’il est l’un de ces « combattants de Dieu » et que c’est ainsi qu’il a été presque fatalement touché. L'homme a tout d’un cas désespéré : nourri par une sonde d’eau sucrée (il n’y a plus de médicaments disponibles), il ne manifeste aucune réaction.
Dans une ville en proie aux combats, bloquée chez elle par ce mari qui aurait « mieux fait de mourir », la femme tente de survivre, de s’occuper de ses deux filles, de préserver chacun et chacune des attaques extérieures.
On suit le fil de ses pensées face à ce corps apparemment sans vie : son histoire est ainsi retracée par bribes, au gré des souvenirs qui lui viennent. Toute la dureté de sa condition de femme dans un pays férocement misogyne, où la famille fait figure d’autorité supérieure, s’impose à nous : les mariages arrangés, les viols, la sexualité toujours honteuse, la peur (du mari, de la belle-mère, du père, etc.). Ce n’est pas un hasard si le roman est dédié à une Afghane morte sous les coups de son époux…
Syngué sabour, c’est la « pierre de patience » : selon un mythe perse que lui racontait son beau-père (homme éminemment intelligent, et donc considéré comme fou par presque tous), il s’agit « d'une pierre magique que l'on pose devant soi pour déverser sur elle ses malheurs, ses souffrances », tout ce que l’on n’ose révéler à personne… jusqu’au jour où la pierre éclate et nous délivre. Et là, dans sa solitude angoissée, son mari joue le rôle de cette pierre... jusqu'au dénouement.

J’ai eu du mal à entrer dans ce texte : au tout début, la femme est essentiellement dans la complainte et ne se laisse pas encore aller aux souvenirs – le texte est alors plus mélopée que récit. Mais très rapidement, l’écriture ciselée, sans fioritures mais d’une grande beauté, prend le dessus et le texte prend toute sa force. Au final, un roman exceptionnel, au sens propre : pas « formidable », pas « page turner », mais une lecture unique, infiniment particulière et au ressenti très fort. Une seule petite réserve : la fin, réelle ou métaphorique ?


Syngué Sabour, Atiq Rahimi (P.O.L., 154 pages, 2008)

jeudi 3 juin 2010

Comme Dieu le veut - Niccolò Ammaniti


Adorant la littérature italienne (en V.O. quand j’ai le courage), j’ai découvert Niccolò Ammaniti en m’intéressant aux « Cannibales » à la fin des années 90, un mouvement littéraire italien qui a alors suscité les polémiques. En fait de « mouvement », il s’agissait plus d’un assemblage hétéroclite de jeunes écrivains, baignant dans une culture du divertissement, de la consommation et de la violence, et animés de préoccupations (et de qualités) variées. Tous cherchaient à se réapproprier un langage loin de la langue de Dante et plus proche de la modernité et de leur génération, un langage souvent violent, parfois réinventé. Le « mouvement » a périclité mais a permis de faire connaître certains auteurs…
J’ai lu (et aimé) les précédents textes de Niccolò Ammaniti il y a déjà quelques temps : Branchies, Et je t’emmène, Je n’ai pas peur (peut-être celui que je préfère). C’était donc avec impatience que j’ai ouvert Comme Dieu le veut.

Cristiano Zena vit avec son père, Rino, dans un coin perdu de l’Italie berlusconienne. Surveillés par les services sociaux, ils forment un duo terriblement glauque : le père skinhead nazi, chômeur, totalement alcoolique, et son fils qui l’adore, sans repères, souvent laissé à lui-même… Ils vivent dans une maisonnette plus proche du taudis, qu’ils ne nettoient vaguement que pour la viste hebdomadaire de l’assistant social, Beppe - autre protagoniste de ce roman choral, ancien religieux torturé en proie à un désir nécessairement « coupable » pour la femme d’un ami.
Lors des brèves apparitions (souvent conflictuelles) de Cristiano au collège, on croise aussi Fabiana, adolescente en apparence si « populaire », qui joue à la femme fatale pour épater la galerie, mais est au final terriblement mal dans sa peau. Très banal, me direz-vous, mais Ammaniti sait dans un mélange savant de brusquerie et de finesse tracer le portrait de cette jeune fille et nous faire ressentir ses petites et grandes douleurs.
Quant à Rino, il est perpétuellement flanqué de ses deux amis atypiques : Quattro Formaggi (surnommé ainsi en hommage à sa pizza favorite), plus ou moins handicapé, à l’esprit embrumé et obsédé par les films pornos, et Danilo, alcoolique depuis peu, en rupture de ban et quitté par sa femme depuis la mort de leur fille. Tous trois préparent LE casse censé leur permettre de commencer une nouvelle vie…
On suit tous ces personnages évoluer tant bien que mal jusqu’à la nuit prévue pour le fameux braquage. Véritable évocation apocalyptique, cette nuit de déluge où le fleuve déborde et inonde tout sur son passage, voit basculer le destin de chacun d’entre eux. Et nous entraîne dans encore plus de noirceur.

Niccolò Ammaniti dépeint avec délectation ces personnages ignobles que l’on finit par trouver attachants, malgré leur racisme, leur bêtise, leur méchanceté, leur violence. Il nous montre surtout tout un pan de la société italienne, gangrénée par l’argent et les apparences, et où la religion est toujours à l’œuvre. Un tableau triste, cruel et amoral, mais très percutant : une écriture toujours aussi forte et un regard acéré.
Quelques bémols néanmoins… Le texte un peu trop kaléidoscopique (on aurait bien aimé s’attarder un peu plus sur certains personnages) traîne parfois en longueur. Quant à l’écriture d’Ammaniti, elle est toujours aussi forte et sert avec brio son propos – mais elle peut exaspérer car elle n’est pas dénuée d’une certaine auto-complaisance. Mais ce sont là les défauts des élèves trop doués !


Comme Dieu le veut, Niccolò Ammaniti (Grasset, 542 pages, 2008)
Traduit de l'italien par Myriem Bouzaher