mardi 30 novembre 2010

Le cuisinier - Martin Suter


J’aime beaucoup Martin Suter (cf Small world), et le sujet de son dernier roman m’enthousiasmait vraiment. Par ses thématiques, il est proche du livre de Monica Ali, En cuisine : le monde de la restauration, les travailleurs émigrés, le « grand capital ». Mais la comparaison s’arrête là et Le cuisinier m’a davantage convaincue.

On suit le parcours de Maravan, jeune réfugié tamoul, simple plongeur dans un restaurant « nouvelle cuisine » de Zurich, alors qu’il était un chef prometteur au Sri Lanka. Entre les épluchages de légumes et les montagnes de vaisselle au Huyler, il se consacre à apprendre les subtilités de la cuisine moléculaire et teste de subtiles recettes, seul, chez lui.
Car ce n’est certainement pas à son travail qu’il a l’occasion d’exprimer ses talents : dans ce monde dur, très hiérarchisé, il ne peut pas même esquisser un conseil pour préparer un curry… Et c’est lors d’une de ces rebuffades que la très jolie serveuse Andrea, voulant faire bisquer ses collègues, s’invite chez lui pour découvrir ses talents de cuisiniers. Spécialiste des préparations ayurvédiques, apprises au pays auprès de sa tante Nangay, Maravan lui prépare alors un dîner très spécial…
Emballée par ses talents culinaires, Andrea, lui propose de s’associer pour créer Love Food et organiser des dîners aphrodisiaques à domicile.
Maravan, d'abord intimement dérangé par le principe, finit par accepter afin d’aider financièrement sa famille au Sri Lanka, et surtout sa tante, très malade.
L'entreprise démarre bien et commence à prospérer, mais ce succès subi provoque l’avidité de groupuscules de Tigres tamouls qui réclament de grosses donations à leur compatriote. Et, quand Love Food commence à collaborer avec une agence d'escort girls, les choses se compliquent encore.

Tout cela se passe à l’automne 2008, sur fond de crise financière - on n’échappe d’ailleurs pas au banquier suisse. Cet aspect du roman m’a vraiment déroutée : certes, on en voit la finalité dans les dernières pages, mais les longues digressions sur le système financier et les tractations entre hommes d’affaires sont passablement ennuyeuses.
Très longues aussi, les descriptions culinaires : les matières, les saveurs, les transformations que Maravan insuffle aux produits… Leur exotisme, les souvenirs que cela déclenche chez notre chef, m’ont souvent emportée et rappellent à quel point la cuisine fait voyager – dans le temps et l’espace. Mais trop techniques (cuisine moléculaire oblige), ces développements ont aussi parfois fini par m'exaspérer.

Quant au reste, Martin Suter est toujours aussi subtil pour dépeindre les univers et les personnages, leurs contradictions, leurs « psychologies ». Maravan, ce jeune homme qui oscille entre tradition et réalité du monde dans lequel il vit ; Andrea, si belle mais mais terriblement désœuvrée et insatisfaite ; Nangay, la tante sri-lankaise que l’on découvre en creux ; et tous les personnages secondaires si finement ciselés…
La construction varie sensiblement par rapport à ses précédents romans : de manières très différentes, il s’agissait néanmoins toujours de dénouer une intrigue, de trouver des réponses… Alors qu'ici, le lecteur est face à une intrigue qui se noue progressivement : pierre après pierre, l’auteur met en place les différents éléments - sans que l’on comprenne toujours très bien sur le moment – pour finir dans un dénouement assez spectaculaire.

Roman social, bien entendu, mais aussi roman plein de saveurs (sans mauvais jeu de mot), je le conseille en priorité aux fans de cuisine (il y a même quelques recettes phares de Maravan en fin de volume) et à tous les amateurs de Suter… Quand aux autres, et bien, même si ce roman est fort plaisant ce n’est peut-être pas le premier titre à découvrir de l'auteur.


Le cuisinier, Martin Suter (Christian Bourgois, 320 pages, 2010)
Traduit de l’allemand (Suisse) par Olivier Mannoni


D'autres livres de Martin Suter sur ce blog : Small world, Un ami parfait

vendredi 19 novembre 2010

Enquête sur la disparition d’Emilie Brunet - Antoine Bello


Achille Dunot est un inconditionnel absolu d’Agatha Christie, et surtout de son fameux (et horripilant selon moi) Hercule Poirot, dont il admire les méthodes et le formidable esprit de déduction. Policier lui-même, il a été récemment mis à la retraite car il souffre d’amnésie antérograde à la suite d’un accident fâcheux – et significatif, puisque une massive anthologie de la littérature policière lui est tombée dessus. Depuis lors, sa mémoire ne forme plus de nouveaux souvenirs : sa journée s’« efface » pendant son sommeil et, chaque matin, sa femme doit lui rappeler son état.

Malgré tout, face à un cas particulièrement délicat, le chef de la police lui demande de participer à l’enquête sur la disparition d’Emilie Brunet et de son professeur de yoga (et amant). Cette jeune héritière de la région est mariée avec un éminent neurologue, Claude Brunet, à l’égo aussi imposant que le nombre de maîtresse.
L’intrigue a tout du classique du genre : la femme fortunée, le mari volage, la gouvernante aigrie, l’amant, etc. Claude Brunet est dès le départ le premier suspect mais les interrogatoires tournent vite en rond. En effet, lorsqu’il est allé déclarer la disparition de son épouse au commissariat, l’agent en service a étrangement perdu toute mesure et a tenté de lui extorquer des aveux par la force. Depuis le choc, le célèbre spécialiste de la mémoire souffrirait d’amnésie et ne se souviendrait plus du jour de la disparition de son épouse… C’est bien commode, et le brillantissime scientifique s’en délecte en laissant entendre tout et son contraire. Achille Dunot serait-il face au crime parfait ? Même lui semble peu à peu séduit par le charisme et l’intelligence hors du commun de son suspect.

Pour tenter de résoudre l’affaire, Achille décide de tenir un journal – qui constitue le livre que nous tenons entre les mains – où, avant de se coucher, il consigne consciencieusement les événements de la journée. Journée qui commence réellement de plus en plus tard puisqu’il doit commencer par prendre connaissance de son carnet dans son intégralité ! Rapidement, il essaie de biffer les phrases sans grand intérêt pour l’enquête, espérant ainsi diminuer un peu son temps de lecture quotidien. On se trouve alors face à quelques lignes, peu nombreuses, raturées : l’artifice n’apporte pas grand-chose à mon sens et l'idée de livre en train de se construire n'est pas si neuve.

Le récit de l’enquête est étayé par les références de notre ex-policier à « Agatha », et par ses discussions avec Brunet à qui il veut faire saisir tout le génie de cette dernière – et surtout celui de son détective fétiche. Comparaisons avec des personnages, parallèle entre la courte disparition de la romancière et celle d’Emilie Brunet, réflexions sur certains de ses romans… tout cela a fini par me lasser, et pourtant j’ai beaucoup de tendresse et de curiosité pour Agatha Christie, dont j’ai essayé de lire toute l’œuvre vers 12-13 ans (j'ai dû finir par me lasser avant de finir).

Antoine Bello a une formidable matière mais il bascule dans un exercice de style un peu décevant. La lecture est rapide, fluide, stimulante mais un tel hommage mériterait une véritable chute.
Un moment agréable donc, mais au final, j’ai surtout eu envie de me replonger dans d’autres livres : bien entendu des Agatha Christie, mais aussi l’ébouriffant Qui a tué Roger Ackroyd ? de Pierre Bayard et un précédent roman d’Antoine Bello, formidable, Les Falsificateurs


Enquête sur la disparition d’Emilie Brunet, Antoine Bello (Gallimard, 254 pages, 2010)

lundi 8 novembre 2010

Savoir perdre - David Trueba


De belles critiques, une couverture énigmatique, un titre plein de sens : j'avais hâte de découvrir cet opus de la rentrée 2010. Savoir perdre fait partie de ces romans qu’on continue à lire en marchant et qu'on aimerait encore plus long pour repousser le moment de le terminer…
Quatre protagonistes, quatre perspectives, se croisent et tissent ce récit à plusieurs voix.

Sylvia est une adolescente comme tant d’autres : complexée, empêtrée dans ses envies – tantôt enfantines, tantôt si mâtures –, elle cherche sa place… Au milieu de ses parents qui viennent de divorcer, auprès de son père chez qui elle est restée vivre par loyauté, avec son amie Mai si « libérée » et égocentrique, dans les bras réconfortants de sa grand-mère Aurora, ou dans ceux de premiers flirts maladroits… Elle a seize ans, les malaises et les bonheurs de son âge, et voudrait grandir plus vite – trop vite très certainement – pour s’abstraire de cet univers étriqué.

Lorenzo, le père, récemment quitté par son épouse Pilar – lassée de la monotonie de leur couple, de la fadeur et du manque d'envies de son mari – tente de se remettre en selle. Ruiné par son associé et soi-disant ami Paco, il cherche désespérément un emploi et finit par se lancer dans un partenariat hasardeux avec Wilson, un Équatorien ingénieux fraîchement émigré. Lorenzo est tout autant démuni dans sa vie personnelle – le néant depuis la séparation – et comble ses manques en se touchant avec une vieille poupée Barbie…! Il met tous ses espoirs dans sa rencontre avec Daniela, jeune sans papier gardant le bébé des voisins, et refuse de voir leurs profondes différences.

Quant à Leandro, le père de Lorenzo, professeur de piano à la retraite, il disjoncte quand sa femme adorée, Aurora, tombe dans la baignoire et se retrouve à l’hôpital. Lui qui n’a jamais trompé son épouse, se retrouve dans une maison de passes et s’entiche follement d’une jeune prostituée – même pas agréable. Il tente vainement de se raisonner mais dilapide leurs économies dans ces visites tariffées au goût amer. Comme s'il cherchait à rattraper leur jeunesse perdue et à oublier la santé déclinante d'Aurora.

Et enfin, Ariel, jeune footballeur argentin, débarque en Espagne après avoir été acheté une fortune par un club madrilène. Sans sa famille, ses amis, ni son entraîneur de toujours, il est perdu dans ce nouvel univers, et l’hostilité des supporters ne l’aide pas se sentir plus à l’aise. Loin du stéréotype du sportif décérébré, sa nouvelle vie de paillettes et d’artifices ne lui suffit pas.

David Trueba nous offre des profils très différents, petites gens et célébrités, expatriés et locaux, jeunes et vieux. Ces histoires en apparence très banales peignent en réalité des portraits subtils et lucides : les espoirs de chacun, les arrangements avec la réalité, les bassesses et les failles, mais aussi les moments de félicité… Et surtout, ce que l’on cache, aux autres et à soi-même.
La quatrième de couverture nous explicite le titre dès les premières lignes : tous « vont tour à tour éprouver le désir de gagner et la douleur de perdre ». On imagine alors un roman pessimiste et sombre, mais il n’en est rien car, étrangement, une vague d’optimisme se dégage de cette lecture, l’idée que beaucoup de choses sont faisables au final et qu’il est possible de se remettre de tout…

La structure en roman choral, le rythme soutenu du récit et son caractère éminemment visuel viennent nous rappeler que l’auteur est aussi scénariste et réalisateur. Et c’est tant mieux car on ne s’ennuie pas un seul instant. Et le propos ne perd pas pour autant en épaisseur : le regard sur notre société est acéré, les réflexions sous-jacentes sont fines.

Sans hésiter, un de mes plus grands plaisirs de lecture en cette rentrée littéraire 2010. À découvrir absolument !


Savoir perdre, David Trueba (Flammarion, 448 pages, 2010)
Traduit de l'espagnol (Espagne) par Anne Plantagenet


jeudi 4 novembre 2010

Un autre amour - Kate O’Riordan


J’ai adoré Le garçon dans la lune, grand succès critique et librairie en 2008. C’est donc avec empressement que je me suis plongée dans Un autre amour qui vient de paraître (mais publié en 2005 au Royaume-Uni).
De la même façon, il s’agit d’un portrait subtil de femme, où tout – les personnages, les situations, les enjeux – semble assez simple au début, pour se densifier et se compliquer au fil du texte.

Connie Wilson rentre seule d’un week-end passé à Rome avec son mari, Matt. Pour leurs trois fils, pour le cabinet dentiste de son époux, et pour Mary – l’amie de vingt ans qui s’est fondue dans leur clan et semble parfois vivre par procuration –, elle invente des excuses de moins en moins crédibles à mesure que l’absence de Matt se prolonge. Tombé « par hasard » sur son grand amour de jeunesse, Greta, en détresse totale, il a en fait décidé de rester à Rome pour tenter de l’aider. Le couple Wilson, en théorie harmonieux et heureux, est ébranlé et Connie totalement désemparée dans leur maison londonienne.

En alternant les points de vue de Connie, Matt et Mary, Kate O'Riordan complexifie progressivement cette apparemment banale histoire d’adultère et les rôles de chacun.
Connie n’est pas simplement l’épouse délaissée, elle est aussi la jeune adolescente qui observait et photographiait le couple fascinant de Greta et Matt, et enviait terriblement la superbe fille aux « jeans américains ». Si Connie a toujours rêvé de Matt, lui ne l’a vraiment « vue » qu’après le départ soudain et inexpliqué de sa petite amie. Et, vingt ans après, tomber sur cette femme qu’il n’a peut-être jamais cessé d’aimer, l’incarnation-même de la vie qu’il aurait pu vivre, le fait vaciller dans tout son être – homme droit, bon, époux et père aimant.
Quant à Greta, elle n’est pas qu’une mangeuse d’hommes : mère éplorée et pétrie de culpabilité après le décès de son petit garçon, elle se débat dans un désespoir abyssal, ne cédant pas à la tentation du suicide uniquement par égard pour sa fille. Elle jette un regard froid sur la vie qu’elle a menée, sans grand intérêt au final, et s’efforce par tous les moyens ne pas devenir la maîtresse pour être enfin « une femme bien »…
Au milieu de tout cela, les trois garçons si différents – et Mary qui fait comme partie de la famille – comprennent que des événements qui les dépassent se nouent, et chacun joue sa part dans cet essai pour maintenir le cocon familial.

Le roman se déploie au fil des pages : les sentiments sont davantage imbriqués, les protagonistes de plus en plus perdus, voire désespérés, et le lecteur censeur au départ se met à les comprendre tour à tour. Il a quelque chose qu’on pourrait qualifier de thriller sentimental dans ce roman : on attend avec angoisse le dénouement, qui ne pourra qu’être malheureux, au moins pour une partie des protagonistes. Et pourtant…

Impressionnant à bien des niveaux – psychologie des personnages, construction narrative –, Un autre amour m’est apparu néanmoins quelque peu faible : peut-être parce que Le garçon dans la lune m’a laissé un souvenir magistral qui souffre difficilement la comparaison, peut-être aussi car l’idée du grand amour qui a tout d’une fatalité me déplaît assez…
Une très belle lecture quoi qu'il en soit.


Un autre amour, Kate O’Riordan (Joëlle Losfeld, 288 pages, 2010)
Traduit de l'anglais (Irlande) par Florence Lévy-Paolini


De Kate O'Riordan, voir aussi sur le blog : Pierres de mémoire

mardi 2 novembre 2010

La Théorie des cordes - José Carlos Somoza


La quatrième de couverture m’a plusieurs fois fait reposer La Théorie des cordes : la « fine fleur de la physique mondiale isolée sur un atoll de l’océan Indien » ne m’attirait pas du tout… Mais on me l'avait conseillé avec tant d'enthousiasme que j’ai fini par me lancer…

Au centre du roman, la brillantissime et très belle Elisa Robledo, professeur de physique théorique dans une petite université de Madrid, un parcours professionnel loin d'être à la hauteur de ses capacités exceptionnelles. Enterrée dans ce poste obscur, toujours seule, elle mène une vie d’une terrifiante monotonie et un terrible poids semble peser sur ses épaules. Mais cet ennui latent vole en éclat quand Elisa tombe sur un article qui la terrifie.

Elle se remémore alors les événements incroyables survenus dix ans auparavant, en 2006, alors que jeune étudiante suivant le séminaire du professeur Blanes, elle avait été recrutée pour intégrer son équipe d’élite et travailler sur la fameuse « théorie des cordes » qui permettrait d’« ouvrir le temps ». L’idée ? Il est impossible de voyager dans le temps mais, grâce à la « théorie du Séquoia », on pourrait obtenir des images du passé. Procédé encore bancal, et surtout dont on ne mesure pas « l’Impact », le choc psychologique à court et moyen terme – et ses conséquences – encouru par celui qui visionne de telles images aberrantes : la crucifixion du Christ pour ne citer qu’un exemple.
Un terrible drame, sur lequel se lève lentement le voile, force les financiers de ces improbables expériences à interrompre le programme. L’équipe est dispersée et chacun de ses membres doit s’engager à ne jamais contacter l’un des autres participants.

Ce qu’a appris Elisa par le journal, c’est la mort douteuse de l’un d’eux. Rapidement, pour briser la spirale qui les supprime un à un, elle s’efforce de souvenir de tout, même du plus enfoui, pour comprendre ce qui s’est réellement produit sur cette île perdue, et comprendre aussi les rêves étranges qui la torturent depuis… Aidée de Victor Lopera, son collègue et ancien condisciple à l’université, elle se lance dès lors dans une incroyable enquête, nous révélant lentement ce qu’il s’est passé il y a dix ans.

Surtout, ne pas s’effrayer devant l’aspect scientifique du roman : certes, les développements à ce sujet son parfois denses, mais l’écriture de José Carlos Somoza les rend tout à fait compréhensibles.
Quelques petits regrets néanmoins : des personnages souvent caricaturaux (on attend davantage de cet auteur ancien psychanalyste) ; et un « tic » stylistique horripilant, l'usage de « cliffhangers » pour clore certains paragraphes et insister lourdement sur le suspense - tendance à l’insistance qui se retrouve parfois dans une écriture légèrement trop appuyée, comme recherchant l'effet. On oublie toutefois assez rapidement ces bémols.

Au final, un thriller scientifique aux tendances quasi paranormales très prenant et efficace. Et une belle réflexion sur les limites de la science et de la toute-puissance de l'homme.


La Théorie des cordes, José Carlos Somoza (Actes Sud, 430 pages, 2007 / Babel, 768 pages, 2008)
Traduit de l'espagnol (Cuba) par Marianne Millon