lundi 21 février 2011

Le Tarbouche & Une soirée au Caire - Robert Solé


Dans Le Tarbouche, son premier roman, paru en 1992, Robert Solé retrace l’histoire d’une famille chrétienne dans l’Égypte de la première moitié du XXe siècle.
Alter ego évident de l’auteur, le narrateur, Charles, est né au Caire en 1945 où il a vécu jusqu'à l’âge de 18 ans.
En mêlant les innombrables récits qui animent les réunions dominicales, les carnets de son oncle Michel, et ses propres souvenirs, il reconstitue l’histoire de sa famille, et plus particulièrement celle de sa mère – les Batrakani. Le personnage pivot, dont on découvre les ancêtres et les enfants, est son grand-père Georges Batrakani, personnage flamboyant qui, grâce à son ingéniosité et son audace, a su se faire une place au sein de la bonne société cairote.

À travers cette saga familiale, c’est surtout l’histoire de l’Égypte – et du Caire aisé – que l’on entrevoit : le protectorat britannique, la fascination pour la France, les élites vivant dans leur bulle, les crispations nationales et l’animosité à l’égard des étrangers (dont les « Syriens » comme les Batrakani, arrivés à Alexandrie fin XIXe), le nationalisme croissant (à travers de petites choses comme le choix d’un prénom arabe pour son enfant), le déclin du roi Farouk, l’arrivée de Nasser, les nationalisations, etc.
Mais les histoires personnelles sont tout aussi intéressantes, et la matière est dense avec ces nombreux personnages contrastés : histoires d’amour bien sûr, comme celle des parents de Charles, histoires professionnelles, comme la fameuse entreprise de tarbouches que crée le visionnaire Georges Batrakani, histoires de religions également…
Le Tarbouche se termine alors que Charles et ses parents, comme beaucoup de chrétiens, font le choix de quitter le pays : choix économique certainement, mais aussi choix politique et désir de retrouver une liberté (et souvent une aisance) perdue… en tout cas, choix déchirant le plus souvent.

Ce blog n'est pas destiné à raconter ma petite vie mais une remarque s’impose ici, car mon jugement est indubitablement influencé. Sans m’étendre trop, disons que j’ai une sensibilité certaine à ce sujet et que, outre la qualité du roman, j’ai particulièrement aimé y retrouver des souvenirs et anecdotes similaires à ceux ayant bercé mon enfance et mon adolescence. Cette parenthèse uniquement pour expliquer un éventuel manque d’objectivité : tout le monde ne sera pas aussi charmé que moi par l’évocation des repas de molokheya ou du quartier d’Héliopolis (ex-oasis, aujourd’hui banlieue) !
Mais, quoi qu’il en soit, Le Tarbouche est un très beau roman, mêlant avec finesse la petite et la grande histoire, et porté par la nostalgie d’un pays qui n’est plus. Notons toutefois qu'il s'agit d'un certain point de vue, celui des classes aisées, et que les milieux populaires ne sont malheureusement évoqués que de loin.

Robert Solé a publié récemment Une soirée au Caire, sorte de suite, quarante ans après, des souvenirs de Charles. Un article à ce sujet m'a appris qu’il avait écrit de nombreux livres sur l’Égypte, certains proprement historiques, d’autres romanesques (tous, à des époques différentes, autour des Batrakani). J’avais donc choisi de lire « dans l’ordre » les deux romans de souvenirs.
Dans Une soirée au Caire, Charles est maintenant un homme mûr, journaliste vivant en France – à l’image de l’auteur. Il voyage assez régulièrement en Égypte, et c’est lors de l’un de ces séjours que se situe le roman. Logé dans la vieille maison construite par son grand-père, désormais occupée par une tante, Charles est bercé par la nostalgie. Le livre oscille alors entre réminiscences de son enfance – malheureusement redondantes, parfois mot pour mot, pour celui qui vient de lire Le Tarbouche –, souvenirs d’expatriés plus récents et impressions sur l’Égypte des années 2000.
J'aurais d'ailleurs aimé que les deux derniers aspects l'emportent sur le premier.

L'exil est bien sûr l'enjeu d'Une soirée au Caire. La génération des parents de Charles s’est exilée dans des pays bien éloignés (et souvent francophones) : Canada, Liban France, Suisse, Brésil… Et que dire de sa génération et de leurs enfants ! Les migrations, les unions, et le désir de maintenir une certaine mémoire – indispensable lien familial certainement – ont créé des métissages culturels inédits comme une belle-sœur normande reine de la kobeiba, ou des petits-enfants n’ayant jamais mis un pied au Caire mais sachant décrire Groppi et ses délices…

Malgré mon intérêt évident pour les thématiques du roman, je dois avouer qu’il m’a paru moins riche que le précédent. Ou plutôt, d’une richesse bien différente : là où Le Tarbouche proposait avec nostalgie de véritables histoires, à la dramaturgie étudiée et peuplées de nombreux personnages, Une soirée au Caire est davantage un retour sur soi, une méditation sur ce que représente d’être égyptien lorsque l’on a passé les deux tiers de sa vie dans un autre pays.
Je n’appartiens pas à la même génération – je serais plutôt celle des enfants du narrateur –, c’est peut-être pour cela que cette réflexion m’a moins touchée et m'a semblé tourner en rond assez rapidement.

Ces deux romans sont au final une jolie découverte, avec une nette préférence pour Le Tarbouche : saga familiale ancrée dans l’Histoire - même si c'est surtout celle de la « bonne société », ne l'oublions pas -, entre douceur et tragique.


Le Tarbouche, Robert Solé (Seuil, 416 pages, 1992 / Points, 416 pages, 1995)
Une soirée au Caire (Seuil, 216 pages, 2010)


samedi 19 février 2011

Le jour avant le bonheur - Erri De Luca


J’ai parfois entendu Erri De Luca en interview, et l’homme est passionnant : pour son parcours personnel d’abord (son engagement politique dès les années 70 et tout ce que cela a pu impliquer), mais aussi pour la richesse de ses réflexions. Qui plus est, en toute objectivité, son écriture est très belle, et considérablement enrichie par l’insertion d’expressions en dialecte – ce qui me fait d’ailleurs regretter de ne pas l’avoir lu en v.o.
Si on ajoute à cela mon goût de l'Italie et des critiques dithyrambiques, j’ai entamé Le jour avant le bonheur avec une réelle envie et la quasi-certitude que j’allais aimer !

Malheureusement, je me suis ennuyée dans ce roman initiatique, richement nourri des propres souvenirs de l’auteur.
L’histoire de ce jeune orphelin qui parcourt les années de son adolescence a pourtant tout pour [me] plaire. Entretenu par une mère adoptive fantôme, c’est en réalité le concierge de son ancien immeuble, don Gaetano, qui s’occupe de lui. L’homme est un véritable personnage : il a beaucoup voyagé, sait presque tout réparer, bat tout le monde à la scopa (jeu de cartes italien), et lit même dans les pensées !
Notre narrateur apprend constamment auprès de cet improbable protecteur. Le jeune garçon partage son temps entre les livres – généreusement prêtés par un vieux libraire humaniste –, les parties de foot ou de scopa, et les longues discussions avec don Gaetano. Celui-ci lui raconte la Libération de Naples et les années qui suivirent, lui enseigne comment effectuer de menus travaux, initie sa sexualité en l’envoyant chez une veuve de l’immeuble, et finit même par lui révéler ses origines …
Pendant toute son adolescence, le héros est hanté par le souvenir d’une jolie jeune fille de l’immeuble entraperçue, enfant, quelques instants. Quand elle revient dans le quartier, il lui est malheureusement tout acquis. Là encore, c’est don Gaetano qui saura lui apprendre « les choses de la vie ».

Les personnages secondaires – le richard joueur invétéré, la veuve qui veut garder bonne figure, etc. – sont savoureux. On regrette qu’ils ne soient pas plus étoffés : ils nous auraient ainsi offert une formidable galerie de portraits, plus vivante que ne l’est Le jour avant le bonheur au final.
Car c’est là qu’est certainement le problème pour la lectrice que je suis : je suis capable d’apprécier la « lenteur » d’un texte, mais encore faut-il qu’elle corresponde au contenu du récit. Ici, l’écriture ne me semble pas rendre justice à la vie débordante du héros, à la violence de certains faits et à la vitalité exceptionnelle de la ville-même. Et d’un tel roman – de la jeunesse, de Naples –, j’attendais d’être emportée…


Le jour avant le bonheur, Erri de Luca (Gallimard, 144 pages, 2010)
Traduit de l’italien par Danièle Valin


vendredi 11 février 2011

Un pied au paradis - Ron Rash


Ce premier roman a eu un très beau succès lors de sa sortie en 2009. Sa reprise en poche m’a donné une occasion de le découvrir. Résultat, je me suis ruée acheter le second, Serena, qui vient de paraître…
Un pied au paradis est publié dans la collection Policier, mais on s’aperçoit très vite à quel point l’étiquette est réductrice : roman noir certainement, mais surtout roman des grands espaces, roman de la modernité destructrice, galerie passionnante de portraits, texte choral offrant progressivement les pièces du puzzle…

Début des années cinquante, nous somme à Oconee dans le sud des Appalaches, un territoire anciennement habité par les Cherokees, une terre sauvage et agricole que ravage la sécheresse. D’ici peu, le destin des centaines d’habitants sera bouleversé : la compagnie d’électricité Carolina Power va engloutir la vallée pour en faire un immense lac artificiel.
Les premières pages nous présentent Holland Winchester, jeune vétéran, qui fait le malin dans un bar, exhibant les oreilles de ses victimes et provoquant à tout va. Le shérif Will Alexander, habitué à cette rengaine, vient calmer les esprits et en repart un peu blasé.
Mais le lendemain, la mère d’Holland l'appelle car son « petit » a disparu : il a été assassiné, elle en est sûre - un coup de feu a retenti dans le champ voisin. Alexander part interroger Billy Holcombe mais, sans corps ni témoin, il n’y a pas de meurtre et l’enquête tourne vite en rond.

Première voix à s’exprimer, celle du shérif livre bien plus que son point de vue sur l’enquête. Car là est le talent de Ron Rash qui fait se raconter chacun de ses protagonistes. Issu d’une famille de cultivateurs de tabac, Alexander a cru échapper à sa condition en épousant la jolie fille du médecin et en acceptant la bourse offerte par l’université pour ses talents de sportif. Mais la guerre, une blessure, la ruine de son beau-père et la stérilité de son couple vont faire échouer tous ses projets. Et c’est un homme désabusé qui parle : en froid avec son père et son frère, enfermé dans un couple qui ne fonctionne plus, atterré par ce qui arrive à sa région…

Le kaléidoscope se complète par les récits de la voisine Amy Holcombe, de son mari Billy, de leur fils des années plus tard, et de l’adjoint du shérif. Chaque perspective apporte des éléments nouveaux et un éclairage différent sur la disparition d’Holland Winchester, restituant ainsi les événements dans toute leur complexité. On voit alors se tisser peu à peu un drame profondément humain, fait de désir, de convoitise et de jalousie.
Mais davantage que cette affaire criminelle, chaque voix nous narre des histoires individuelles, des histoires de couples et de familles, des histoires de paysans accrochés à leurs terres… Ron Rash nous présente des personnages tout à la fois attachants et terrifiants, aimants et intransigeants, bons et méchants.

Un pied au paradis est un récit très fort, roman de l’échec, de la chute qui ne peut être qu’inéluctable. Une vraie découverte.


Un pied au paradis, Ron Rash (Le Masque, 340 pages, 2009 / Livre de Poche, 320 pages, 2010)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Reinharez


lundi 7 février 2011

Dolce vita 1959-1979 - Simonetta Greggio


1960, La Dolce Vita de Federico Fellini est projeté en avant-première à Rome : ceux qui ne partent pas avant la fin huent copieusement. Et pourtant, pour ce que le film évoque, pour son parfum de scandale, le public se rue dans les salles et la Palme d’or vient le récompenser. Ce surprenant succès est à l’image du besoin de libertés qui va animer les années soixante et soixante-dix.

2010, le vieux prince Emanuele Valfonda convoque dans sa villa de l’île d’Ischia son confesseur, Saverio, fils d’employés de la famille devenu prêtre après une jeunesse agitée. « Malo » ne cherche pas l’absolution : il veut faire le point, dire ce qui doit être dit et faire une révélation à Saverio. Ce dernier ne goûte pas cette longue évocation de souvenirs et entretient une animosité tenace – et étrange – à l’encontre du prince.

Le riche aristocrate raconte sa vie débridée : les nuits mondaines, les rencontres inouïes, les femmes, les drogues… et au final, on sent poindre la tristesse de n’avoir pas su voir ce qui en valait vraiment la peine.
Plus que son parcours, c’est celui de l’Italie qu’il tente de nous décrire : son histoire culturelle bien entendu – en commençant par le néoréalisme et ses égéries –, mais surtout l’histoire politique, celle de l’après-guerre et des années de plombs. Se croisent alors les Brigades rouges, la mafia, Aldo Moro, les organisations d’extrême droite comme Ordine nuovo, Giulio Andreotti, la troublante loge franc-maçonnique P2, Pier Paolo Pasolini, le Vatican, Silvio Berlusconi… pour ne citer que les plus connus.
C’est certainement un aspect difficile pour le lecteur qui ne maîtrise pas l’Italie des cinquante dernières années : les acteurs sont mentionnés rapidement, vont et viennent dans le récit, sans explications conséquentes. C’est à mon sens le problème de Dolce vita : ni roman ni document, le mélange des genres ne sert pas le projet de Simonetta Greggio. Journaliste, elle a, avec l’aide d’une documentaliste, enquêté et rassemblé une masse d’informations pendant deux ans. L’idée étant ensuite de dégager les liens malsains, les imbrications terrifiantes (le poids de la P2 par exemple), les manipulations, et de donner les versions officieuses – tellement plus convaincantes que les officielles – de maintes affaires (Moro, l’attentat de la gare de Bologne…).
Tout cela, en alternant avec les souvenirs plus intimes du comte, ceux plus rares de Saverio, et leurs échanges en 2010…

Malheureusement, cette construction ne fonctionne pas aussi bien que prévu : les aspects romanesques sont en définitive assez attendus (on se doute bien vite du genre de révélation que veut faire don Emanuele), et les aspects documentaires insuffisamment détaillés nous laissent sur notre faim. Ils ouvrent des pistes passionnantes mais passent trop vite à la suivante. J’aurais en fait préféré un pur ouvrage de journaliste, fouillé et étayé.
Ce roman hybride n’en reste pas moins passionnant pour les nombreux éléments qu’il nous livre, pour les innombrables anecdotes, les extraits des textes de Franca Rame, etc.

Il faut admettre une limite de taille à mon jugement un peu dur : l’Italie est un sujet que j'affectionne, et cette période tout particulièrement. Il est donc fort possible que mon insatisfaction viennent de là; et que le lecteur moins concerné y voie un texte dans l’ensemble très cohérent apportant une bonne vision d’ensemble. Il est aussi possible qu’il s’y perde totalement ! J’attends des avis de lecteurs…


Dolce vita 1959-1979, Simonetta Greggio (Stock, 416 pages, 2010)

mardi 1 février 2011

La Trilogie berlinoise - Philip Kerr


Les éditions du Masque ont eu la bonne idée de reprendre dans ce gros volume les trois premiers épisodes de la série policière de Philip Kerr, dont le héros, Bernie Gunther, est un ancien membre de la Kripo (Kriminalpolizei, police criminelle), devenu détective privé. J'ai ainsi pu découvrir, comme beaucoup d'autres lecteurs, ces trois romans publiés à la fin des années quatre-vingts.

Le premier, L’été de cristal, se déroule en 1936 : alors que se préparent les Jeux olympiques de Berlin, et que tout est mis en œuvre pour rendre Berlin « présentable » aux puissances mondiales. Cet épisode et le suivant, La pâle figure qui se situe en 1938, mettent notamment en scène la montée en puissance des SS, les luttes de pouvoir au sein des instances dirigeantes, l’installation du nazisme, et bien entendu la course à la guerre. On imagine comme cet univers du IIIe Reich est glaçant pour le lecteur : les propos tenus par certains peronnages, les rencontres de Bernie avec Goering et Heydrich…
Philip Kerr est extrêmement bien documenté : la reconstitution historique est minutieuse, tant pour les habitudes allemandes de l’époque, la géographie de Berlin des années quarante, que pour les rapports entre hiérarques du national-socialisme.

Le troisième opus, un Requiem allemand, débute en 1947 dans Berlin ravagé par la guerre et divisé en secteurs d’occupation. C’est une ville et un héros radicalement différents auquel nous avons à faire : Berlin est en ruines, en proie au marché noir et à la prostitution ; les populations sont soumises aux privations et aux exactions de certains soldats. Les forces en présence, principalement Russes et Américains, bataillent pour la domination de la ville et Bernie se trouve pris dans de sombres histoires d’espionnages.
Enfin, la dénazification du pays suscite bien des remous : les identités valsent, les faux certificats (de « non-nazisme ») s’échangent à prix d’or – les plus impliqués s’en sortant souvent…
Ce roman, bien plus sombre que les précédents, les complète admirablement : tel un terrible avant/après.

Je n’ai évoqué ici que les aspects historiques car, vous l’aurez compris, cette Trilogie berlinoise vaut avant tout pour ses qualités quasi-documentaires. en ce sens, les enquêtes de Bernie, bien menées quoique parfois tirées par les cheveux, semblent être plus un moyen qu’une fin en soi. Néanmoins, les amateurs de polars y trouveront leur compte, je pense.
Une lecture addictive qui m’a donné envie de me plonger dans les épisodes suivants…


L'Été de cristal (1989), La Pâle Figure (1990), Un requiem allemand (1991)
Réunis dans La Trilogie berlinoise, Philip Kerr (Le Masque, 838 pages, 2008 / Livre de Poche, 1024 pages, 2010)
Traduit de l'anglais (Écosse) par Gilles Berton (traduction entièrement révisée)