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dimanche 24 juillet 2011

La ville des couteaux - William Bayer


J’avais lu Le Rêve des chevaux brisés, de William Bayer, dont je gardais un très bon souvenir, celui d’un polar intelligent et original. Résultat, quand je suis tombée dessus en rayons (et malgré sa couverture un peu bas de gamme à mon goût), La ville des couteaux a éveillé ma curiosité, d’autant que le roman se passe à Buenos Aires, capitale étonnante où j’ai eu la chance d’aller.

Le récit démarre comme un policier assez classique : une prostituée de luxe est retrouvée assassinée, des traces de torture sur le corps. À son arrivée sur les lieux, l’officier Marta Abeccassis, surnommée la Incorrupta depuis une récente affaire, constate que la scène de crime a été endommagée par la commissaire du quartier : d’emblée l’atmosphère est ainsi entachée de suspicion. Suspicion croissante quand le mac de la victime est retrouvé dans le même état, son appartement ayant été « nettoyé » de manière évidente.
Les techniques de torture employées rappellent au légiste celles des militaires pendant le Processo, la dictature qui a oppressée l’Argentine entre 1976 et 1983. Cet aspect contribue à distinguer La ville des couteaux d’un polar « classique » : l’arrière-plan politique est passionnant, le fantôme des « disparus » et les attentats contre la communauté juive planent sur le roman et lui donnent une réelle épaisseur.

En parallèle de cette enquête, deux histoires : celle de Beth Browder, Américaine passionnée de tango qui débarque à Buenos Aires pour devenir une milonguera accomplie ; Tomás Hudson, psychanalyste cinquantenaire, marqué par la « disparition » de son épouse, qui s’est spécialisé dans le traitement des orphelins de disparus adoptés – souvent par ceux-là même qui ont participé à l’enlèvement.
William Bayer montre ici la force du tango, sa prégnance dans la société argentine, la diversité des danseurs et de la pratique – souvent spectaculaire dans les milongas, sujette de fascination pour les aficionadas étrangères, ou encore pleine de sérénité et de beauté dans les salles de quartier. Autre caractéristique argentine – je l’ai appris ici – si l’on en croit l’auteur, la proportion étonnante de psys : et c’est une autre communauté qui nous est présentée là, avec son corollaire, l’importance et la banalité de la thérapie chez les Porteños, au moins aisés.

On s’en doute, tous vont se croiser à un moment ou à un autre, mais les récits ne s’imbriquent pas autant qu’on pourrait s’y attendre, et c’est tant mieux – sauf dans les dernières pages, où c’est un peu trop appuyé.
La corruption, les manœuvres politiques, les mœurs étranges ou carrément malsaines, les complots d’une extrême droite toujours vivace, l’intimidation… beaucoup d’éléments dans ce roman foisonnant, aux enjeux nombreux et aux personnages contrastés.
Admettons que ces qualités deviennent parfois des défauts : il en faut de peu pour qu’on s’y perde et la caricature n’est pas toujours évitée. Mais, au final, La ville des couteaux emporte le lecteur dans ses enquêtes multiples et ses manipulations, mais aussi dans une formidable « couleur locale ».

Une lecture très argéable, à ne pas rater si on aime l’Argentine, l’histoire politique et les romans noirs !


La ville des couteaux, William Bayer (Rivages, 430 pages, 2006/Rivages Poche, 576 pages, 2008)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Gérard de Chergé

mardi 7 septembre 2010

Les liens du sang - Ceridwen Dovey


Ce premier roman avait été très remarqué lors de sa parution mais, chaque fois que je prenais le livre en librairie, la quatrième de couverture me rebutait : peur d’une « banale » histoire de dictateur et peut-être aussi d’un texte trop austère… Sa parution en poche m’a redonné l’occasion de le lire et je ne le regrette pas !

Nous sommes dans une capitale jamais nommée : archétype d’une ville étouffante et étouffée, proche de la mer et entourée d’une nature luxuriante, qui pourrait se trouver dans n’importe quelle dictature du XXe siècle. Après un coup d’État militaire, trois membres de l’entourage domestique de l'ex-Président – le portraitiste, le coiffeur et le chef cuisinier – sont retenus dans sa résidence d’été par le leader révolutionnaire, le « Commandant », et ses troupes.
Tour à tour, chacun de ces personnages prend la parole pour confier son histoire, son passé et cet étrange enfermement qui évolue au fil des jours. Progressivement, ces prisonniers bien traités reprennent en effet leurs anciennes fonction auprès du Commandant ; et on assiste ainsi à l’appropriation des anciens attributs de la Présidence par le nouveau pouvoir.
Dans une seconde partie, c’est au tour de femmes qui leur sont proches – épouse, ancienne belle-sœur et fille – de se raconter. Et peu à peu, se dessine un portrait en creux du dictateur déchu et du nouveau : car, de manière terriblement logique, une nouvelle tyrannie se substitue à l’ancienne.

La construction du roman lui donne une épaisseur supplémentaire : la multiplication des points de vue, l’évolution des discours et des actes… Une construction intéressante donc, mais également un peu artificielle : les rebondissements (des « liens du sang » sont dévoilés et d’autres mis en avant, des alliances se renversent…) sont plus qu’attendus – bien que chargés de sens. Mais il ne s’agit que d’un léger bémol.
Très rapidement, ce pays-symbole s’est imposé à moi comme une dictature sud-américaine : impression renforcée par les personnages, qui évoquent par maints aspects ceux d’Isabel Allende ou de Gabriel Garcia Marquez. Leurs confessions dévoilent avec finesse le plus vil chez chacun : la lâcheté, la cruauté, l’opportunisme… et le goût du pouvoir bien entendu. Le lecteur désabusé s’attend cyniquement au pire et se trouve même surpris au moindre témoignage de courage ou d’intégrité.

Un roman très fort, et surprenant pour une première œuvre d’une si jeune femme (Ceridwen Dovey est née en 1980). Et une belle écriture, très fluide et pourtant très précise, qui fait oublier les petites scories et emporte le lecteur : continuer à lire en marchant est toujours un bon indicateur en ce qui me concerne !


Les liens du sang, Ceridwen Dovey (Héloïse d’Ormesson, 224 pages, 2008 / 10/18,
224 pages, 2010)
Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Jean Guiloineau