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mercredi 18 janvier 2012

Famille modèle - Eric Puchner


Suite de mon rattrapage de la rentrée littéraire 2011 avec Famille modèle, un premier roman détonant : puissant, étrange, désespéré… Mais avec un petit quelque chose en trop qui m’a laissée songeuse.

Warren Ziller – on l’apprend dès les premières lignes – est complètement ruiné et tente dans un espoir vain, bien entendu, de le cacher : la grosse Chrysler aurait été volée dans le garage même de leur banlieue cossue, l’enlèvement des anciens meubles aurait malencontreusement précédé la livraison des nouveaux, etc. Agent immobilier, Warren a suivi les conseils d’un ami et fait déménager son épouse Camille et leurs trois enfants de leur tranquille Wisconsin vers l’Eldorado californien ; et ce, pour investir dans un projet de condominium en plein désert. Projet qui s'est avéré catastrophique et a englouti toutes leurs économies – même celles pour l’université de leur aîné, qu'il est censé commencer dans quelques mois.

Plus que ses manœuvres risibles pour cacher les faits, ce sont les portraits des trois enfants, de Camille, les écarts entre chacun creusés par les années, les méandres de l’adolescence, les particularités du benjamin, qui rendent le texte particulièrement savoureux et explosif. Parce que, c’est vite évident, le titre du roman a tout de l’antiphrase : la famille Warren est bien loin d’une Famille modèle.
Le lecteur se demande avec délectation (ou angoisse, c’est selon) comment le fragile secret va finir par être éventé, car c’est inévitable. Et, bien sûr, après maintes péripéties des uns et des autres, cela fini par se produire.
Pour autant, la famille Ziller est loin d’être au bout de ses peines – nous sommes tout juste à la moitié du roman – et un terrible accident va faire basculer le récit dans un désespoir bien plus rude. Certes, toujours sur le ton de la tragicomédie, mais le goût est devenu amer.

Avec un cynisme virtuose, Eric Puchner dégomme point par point le rêve américain dans la première partie, pour ensuite approfondir certains aspects et faire évoluer ses personnages dans une tout autre direction. Mais, à la longue, j'ai fini par trouver l’ensemble trop pesant, les héros trop accablés, les mécanismes répétitifs. J’aurais eu envie d’un peu d’optimisme, de chance, de joie – un tout tout petit peu… Et pourtant, j’adore cet humour grinçant ! Là est mon hésitation.

Le texte n’en est pas moins brillant, vif, sans concession pour les personnages. Eric Puchner signe (après un recueil de nouvelles remarqué) avec Famille modèle un premier roman très maîtrisé, drôle, explosif et terrifiant à la fois.
Alors, si vous aimez les récits caustiques, que le rêve américain vous fait doucement rire, que vous ne cherchez pas une lecture réconfortante, Famille modèle est à découvrir. Mais gardez-vous de trop d'empathie, vous aurez été prévenu !


Famille modèle, Eric Puchner (Albin Michel, 544 pages, 2011)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par France Camus-Pichon


mardi 29 novembre 2011

Une heure de silence - Michael Koryta


Cinquième roman de la sélection du Prix Seuil Policiers (et merci encore au Seuil et à Babelio), Une heure de silence est plus convaincant que les trois précédents (Losers nés, Les Neuf Dragons et Intrusion) mais n’est pas étonnant pour autant. Raisonnablement efficace.

On y suit Lincoln Perry, ex-flic devenu détective privé à Cleveland, momentanément délaissé par son associé Joe Pritchard, en convalescence à Miami. Un lien très fort unit les deux hommes – lien qu’on comprendrait probablement mieux, tout comme certaines allusions au passé de Perry, en ayant lu les précédents épisodes. Peut-être en aurais-je davantage apprécié ma lecture ? On accordera le bénéfice du doute à Michael Koryta. Quoi qu’il en soit, la compréhension de l’intrigue n’en est pas affectée.

Lincoln est contacté par Parker Harrison, un ancien détenu qui veut l’engager pour retrouver Alexandra et Joshua Cantrell, disparus brusquement douze ans auparavant. Le couple l’avait accueilli après la prison à « La Crête aux murmures », leur maison transformée en centre de réinsertion, et l’avait remis sur le droit chemin. Plus particulièrement Alexandra, qui croyait profondément à son entreprise de réhabilitation.
Condamné pour meurtre, Parker inspire instinctivement la méfiance à Lincoln et joue sur la culpabilité que cela provoque chez le détective pour le convaincre de prendre l’affaire.

Cette dernière est bien moins simple qu’il n’y paraît : Alexandra se révèle appartenir à une grande famille de la mafia, et Joshua se révèle… mort. Ses restes viennent d’être découverts. Quand Lincoln apprend que Parker était au courant, il décide, furieux, de laisser tomber.
Mais l’arrivée et la force de conviction d’un détective engagé par les parents de Joshua lors de sa disparition, l’attitude étrange de Parker, la crispation des policiers en charge du dossier finissent par embarquer Lincoln dans une dangereuse enquête.

Le résumé (ce n’est que le début) est alléchant mais, malheureusement, la suite l’est un peu moins. Michael Koryta fait miroiter une intrigue savante à son lecteur qui ne peut qu’être déçu par tant de circonvolutions pour un schéma finalement assez banal. Comme un soufflé qui retombe. Les innombrables rebondissements et fausses pistes permettent toutefois d’entretenir l’intérêt du lecteur. Mais on regrettera la rythmique trop métronomique, les ficelles trop apparentes.
Point positif : la plupart des personnages sont ambivalents, et marqués par de réelles failles – Lincoln est ainsi un antihéros plutôt attachant.

Une heure de silence assure le minimum syndical : une écriture efficace, du suspense, des personnages tourmentés qui compense une intrigue bancale.
Le roman fonctionne et offre un moment de lecture pas désagréable, mais, dans cette sélection Prix Seuil Policiers, je recommanderais d'abord Les leçons du mal.


Une heure de silence, Michael Koryta (Seuil, 368 pages, 2011)
Traduit de l’anglais (États-Unis) Frédéric Grellier




jeudi 17 novembre 2011

Un été sans les hommes - Siri Hustvedt


Les deux précédents romans de Siri Hustvedt, Élégie pour un Américain et Tout ce que j’aimais, m’ont enthousiasmé – mais sans me convaincre totalement. Elle y fait parler des hommes ; c’est probablement pourquoi je n’ai pu m’empêcher de chercher les éléments d’autofiction dans cet Un été sans les hommes emmené par une narratrice. Je le précise car mes impressions de lecture n’y sont pas étrangères. Même si, on le sait, là n’est pas l’important.

Mia, poétesse new-yorkaise dans la cinquantaine, disjoncte littéralement quand elle apprend que son mari Boris, neuroscientifique réputé, entretient une liaison avec une jeune française – ce qui a son importance car la caricature de la femme légère ne nous est pas épargnée.
Après un bref séjour à l’hôpital psychiatrique, qui l'effraie plus qu'il ne la calme, Mia part se réfugier dans son Minnesota natal. Elle y loue une petite maison, non loin du centre pour personnes âgées où vit sa mère, octogénaire, entourée de ses pétillantes et vieillissantes amies. Pour occuper cet été de « retraite », elle entreprend de donner des cours d’écriture – suivi par six jeunes adolescentes.

Certes quelques stéréotypes, on l’a déjà mentionné, et un indéniable – et exaspérant – côté Madame-je-sais-tout qui a tellement pris de hauteur, de recul, par rapport à son frétillant et volage mari. Sinon, comme l’indique le titre, une histoire de femmes (et de filles) d’âges et de « niveaux » de maturité différents : les préadolescentes influençables, si cruelles sans le comprendre, parfois insupportables mais aussi très attendrissantes ; la jeune fille devenant femme qu’incarne Daisy, la fille comédienne de Mia et Boris, venue rendre visite à sa mère ; la trentenaire, Lola, voisine estivale de Mia, qui s’ennuie seule avec ses enfants ; Mia elle-même, la femme mûre qui fait un point sur sa vie ; et tout un panel de femmes âgées qui souvent (re)découvrent la liberté à ce stade de leur existence… L’enfance aussi avec les enfants de Lola ; et la mort rôdant autour de ces drôles de vieilles dames, qui en ont fait une sorte de compagne pour vivre avec joie leurs dernières années.
Ce sont d’ailleurs les personnages les plus savoureux : je vous laisse découvrir les ouvrages au crochet de l’une d’entre elles…

À travers ces portraits lucides, la narratrice dépeint avec finesse les différents stades de la vie d’une femme. Dommage qu’elle traite un peu trop d’elle-même : les aspects autocentrés sont lassants voire irritants, les quelques dessins sans aucun intérêt…
Un été sans les hommes aurait gagné à davantage s’appesantir sur la galaxie de femmes qui entoure Mia, et moins sur cette dernière, mais le roman reste très plaisant et offre une vision intelligente et perspicace de la gent féminine…
Je ne connais que partiellement l’œuvre de Siri Hustvedt, mais je conseillerais davantage Tout ce que j’aimais pour la découvrir.


Un été sans les hommes, Siri Hustvedt (Actes Sud, 220 pages, 2011)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Le Bœuf


mardi 4 octobre 2011

La Passerelle - Lorrie Moore


Tassie Keltjin vient d’une ferme du fin fond du Midwest. Élevée dans une famille de la classe moyenne agricole, elle n’a jamais voyagé, ne serait-ce qu’hors de l’État. C’est donc une toute nouvelle vie que découvre cette véritable « country girl » en s’installant en ville pour ses études.
Pour payer ses dépenses, elle accepte un emploi de baby-sitter chez les Brink, Sarah et Edward. Si la famille est particulière (couple apparemment atypique et décalé, rarement ensemble), la situation l’est davantage : l’enfant n’est pas encore là puisqu’il s’agit d’une chaotique procédure d’adoption – mais Sarah est déjà convaincue qu’ils auront besoin d’aide pour faire face au quotidien. Tassie se retrouve même à accompagner cette dernière lors des rencontres avec les parents biologiques, telle une figure rassurante, même quand il faut parcourir des milliers de kilomètres pour cela. Logiquement mal à l’aise de participer à cette quête, Tassie s’interroge quelque peu mais la venue, enfin, de Mary-Emma, une petite métisse de quelques mois, l’incite à rester chez les Brink.

La fillette est adorable et s’attache à sa nounou mais la situation se détériore rapidement : les parents ne s’en occupent que peu, Sarah semble totalement démunie face à Mary-Emma, Tassie est confrontée au racisme en promenant le bébé…
La Passerelle démarre donc de façon prometteuse : le décalage au sein du couple, celui avec Tassie, la découverte du « monde » de cette dernière, la difficulté pour un couple blanc de se faire accepter comme parents d’une petite Noire, etc.

Ajoutons à cela l’environnement familial de Tassie que l’on découvre peu à peu – les rapports compliqués avec ses parents, leurs problèmes personnels, sa complicité avec son frère –, ses histoires de colocation et un début de relation avec un étudiant brésilien… Un contexte enrichissant si cela s’arrêtait là, mais quand son frère part à la guerre et que le petit-ami se révèle être un terroriste islamiste, les clichés s’accumulent et le texte donne une impression de fourre-tout phénoménal. Et, lorsque l’on en apprend plus sur les Brink (là, je m’arrête pour ne pas gâcher la surprise à ceux qui voudrait lire La Passerelle), on bascule vraiment dans le n’importe quoi. Non qu’il soit fondamentalement problématique de vouloir traiter de nombreuses thématiques – on connaît de formidables exemples – mais il faut réussir à donner une réelle cohérence à l’ensemble, et Lorrie Moore n’y parvient pas véritablement selon moi.
Quant au personnage de Tassie, sa naïveté (en bonne caricature de la fille du Midwest) m’a lassée, voire irritée, et son côté « spectateur » m’a paru terriblement exaspérant.

En bref, je ne suis jamais entrée dans le roman. Et pourtant, l’écriture est vive, souvent fine, mais le récit manque de lien et, bizarrement, vu le sujet, de densité.
Je suis donc totalement passée à côté de ce roman aux critiques enthousiastes…


La Passerelle, Lorrie Moore (L’Olivier, 368 pages, 2010 / Points, 400 pages, 2011)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laetitia Devaux

vendredi 30 septembre 2011

En un monde parfait - Laura Kasischke


J’ai un faible pour les romans de Laura Kasischke : et même si le précédent, La couronne verte (2008), m’avait quelque peu déçu, ça n’a pas entamé mon enthousiasme à découvrir En un monde parfait, le cru 2010.

Jolie trentenaire célibataire, Jiselle, hôtesse de l’air, incarne l’héroïne si typique de Kasischke : apparemment sans histoires, fille de la classe moyenne, rêvant au prince charmant. Comme un cliché, elle rencontre un beau commandant de bord, veuf et père de trois enfants, Mark Dorn, qui tombe fou amoureux et lui demande de l’épouser après quelques semaines. Si ce conte de fées est le rêve de ces collègues, certains éléments font s’interroger les proches de Jiselle – et le lecteur au passage : pourquoi le charmant Mark attend-il pour lui présenter ses enfants, comment expliquer la précipitation de cette demande, pourquoi tant d’insistance pour que Jiselle arrête de travailler et s’occupe de son nouveau foyer, quelles sont les raisons des nombreux petits mensonges de Mark – en cachent-ils de plus troublants ?
Ravie de ce changement de vie idyllique, Jiselle balaie ces doutes et s’installe avec joie dans la grande maison. Mais elle déchante rapidement : Mark est le plus souvent absent, les deux filles sont impossibles (l’aînée, Sara, est franchement hostile), les journées sont longues et creuses, les nuits tristes. Et les questions que pose cette union restent sans réponse. S’il n’y avait la bienveillance du petit dernier, Sam, et une foi tenace en l'avenir, Jiselle sombrerait dans le désespoir.

En toile de fond depuis le début de roman, l’étrange « grippe de Phoenix » (ersatz de grippe A, aviaire ou autre) se propage aux États-Unis et fait extrêmement peur : pour l’ampleur de la contagion mais surtout pour son origine et son mode de transmission toujours inconnus. L’épidémie enfle, touche toutes les catégories de population (même Britney Spears !), menace le reste du monde (qui n’en déteste que plus le géant yankee) et provoque bien entendu une panique exponentielle.
C’est une Amérique proche de nous que Laura Kasischke met en scène dans cette science-fiction pas si inimaginable – tel un scénario catastrophe de la pandémie de grippe A de 2009.
La situation empire de jour en jour jusqu’à basculer dans l’état d’urgence et même de guerre – quarantaines drastiques, pénuries, coupures de courants, pillages, etc. Seule avec les enfants, Jiselle doit gérer tout cela, et leurs liens vont progressivement se complexifier.

En un mot : surprenant. Pas tant pour l’histoire qui reprend les motifs chers à Laura Kasischke (le mariage et ses surprises, la méconnaissance de l’autre, l’ennui du quotidien, les secrets, les faux-semblants) ni pour sa mécanique récurrente (une situation qui s’enraye) mais pour ce que touche cette mécanique : le contexte général très particulier qui va devenir le cœur de l’histoire. Un changement dans l’ampleur des événements perturbants, donc, mais pas nécessairement sur le propos car, comme bien des romans de Laura Kasischke, En un monde parfait présente une critique ironique des États-Unis et de la société contemporaine. Les choses en arrivent à des stades totalement fous, et c’est aussi drôle que terrifiant.
On regrette d’ailleurs que la romancière n’évite pas certain cliché, comme elle se contentait de la facilité. Plus ennuyeux selon moi, le texte se termine dans le flou sur de nombreux aspects – ne se termine pas vraiment en fait – et m’a laissée dans l’expectative.

Malgré cela, En un monde parfait est un très bon roman, dans lequel Laura Kasischke a su injecter un matériau renouvelé.


En un monde parfait, Laura Kasischke (Christian Bourgois, 336 pages, 2010)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Eric Chédaille



mardi 27 septembre 2011

Marée noire - Attica Locke


Les critiques élogieuses et la quatrième de couverture font espérer le meilleur, « l’arrivée fracassante d’un nouveau talent » comme le proclame l’éditeur. Et la comparaison avec Dennis Lehane et George Pelecanos n’est pas pour déplaire – même si, avouons-le, je n'ai jamais été emportée par Pelecanos, indubitablement un grand auteur de romans noirs, à la plume fine et aux thématiques (notamment les questions raciales) passionnantes, mais ses livres me paraissent désespérément lents, voire ennuyeux pour certains.
Avec Marée noire, Attica Locke s’attaque elle aussi aux problèmes raciaux. Nous sommes en plein sud des États-Unis, à Houston, en 1981 : Jay Porter, petit avocat noir – la couleur est ici une donnée non négligeable –, essaye tant bien que mal de faire fonctionner son petit cabinet. Affaires médiocres, clients insolvables… la tendance n’est pas bonne et le désœuvrement pointe.

Un soir qu’il organise un dîner romantique pour l’anniversaire de son épouse Bernie, un coup de feu retentit à proximité et, quelques minutes après, Jay se retrouve à sauver une jeune femme de la noyade. Apeurée, en état de choc, elle présente des traces de violences mais ne dit pas un mot. Jay la dépose devant un commissariat – et non à l’intérieur comme l’y engage Bernie : c’est que notre homme a déjà eu des démêlées avec la justice dans les années 70, alors qu’il militait pour les droits civiques (et frayait avec les plus radicaux). Ce passé activiste nous est révélé par bribes tout au long du récit, et l’on comprend peu à peu l'histoire de Jay, la paranoïa qui l’habite depuis et dicte ses gestes, ses liens surprenants avec la nouvelle maire de Houston… Qui plus est, comme il le souligne à son épouse, un Noir prendrait trop de risque à rester près d’une Blanche tout juste agressée. Les vieux schémas ont la vie dure dans le Texas des années 80.
Quand Jay découvre à la lecture du journal qu’un homme a été tué ce fameux soir dans le bayou, il entreprend de retrouver la jeune femme – de victime, devenue suspecte – et de faire la lumière sur cette affaire.

En parallèle, à la demande de son beau-père, le jeune avocat prête main-forte aux « frères » dockers syndiqués, et plus particulièrement à l’un d’eux, tabassé alors qu’il sortait d’une réunion préparant la grève. Ville portuaire en plein boom économique, Houston est totalement dépendante de son port – et de ses employés qui assurent les livraisons, chargements, etc. La maire et les grandes entreprises veulent à tout prix éviter cette grève, et certains syndiqués blancs également. Car l’union syndicale n’est que façade : valable sur le papier mais encore éloignée de la réalité où les Noirs sont moins payés, jamais promus…
Les deux histoires viennent s’imbriquer quand Jay commence à toucher du doigt un véritable complot impliquant le groupe pétrolier dominant la région. Et la Marée noire prend ici tout son sens.

Le livre est passionnant : on y parle de l’activisme des années 70, des Black Panthers, des étudiants infiltrés par le FBI, des multiples abus des autorités, de la persistance des discriminations dix ans après (que l’on pourrait parfaitement imaginer encore plus tard), des proclamations de papier sans incidence sur le réel… Passionnant donc, mais aussi insuffisamment construit et très fouillis : on s'égare dans les ramifications du récit, l’intrigue est tirée par les cheveux, on manque parfois de détails tandis qu’ils abondent plus loin. Marée noire est un roman très ambitieux, sûrement un peu trop : à vouloir dresser un tableau complet, à envisager de nombreuses problématiques (sous des angles tout aussi nombreux), Attica Locke m’a perdue en route…
En conclusion : une romancière à suivre et un texte à conseiller sans hésitation aux amateurs de George Pelecanos car, oui, la comparaison est pertinente.


Marée noire, Attica Locke (Gallimard, 450 pages, 2011)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Clément Baude


mardi 13 septembre 2011

Le Chagrin et la Grâce - Wally Lamb


Le précédent roman de Wally Lamb, La Puissance des vaincus (2000), m’a laissé un formidable souvenir : ampleur du récit, plongée au plus profond des névroses familiales, quête d’identité… les ingrédients du grand roman américain comme je les aime, à l’image d’un Pat Conroy ou d’un Richard Russo – avec certes moins de mordant et une gravité, voire une tristesse, plus évidente.
Dix ans pour écrire ce nouveau livre, Le Chagrin et la Grâce, mais cela valait la peine d’attendre. Il m’a happée dès le début et ses 800 pages m’ont paru au final bien peu.

Lors de la tuerie de Columbine (avril 1999), Wally Lamb travaillait déjà sur The Hour I First Believed (le titre en VO, qui s’est imposé à lui, explique-t-il en préface, en pensant à sa mère, et que l'on retrouvera en écho) et, très vite il a décidé de l’intégrer à son roman en faisant de son héros une « victime collatérale ».
Caelum Quirk enseigne la littérature au lycée de Columbine, ou plutôt enseignait, car Le Chagrin et la Grâce, habilement construit, est un récit au passé : celui de la vie d’avant Columbine, de sa vie avec sa troisième épouse Maureen, de leur couple branlant, du choix d’emménager à Littleton, l’autre bout du pays, pour se redonner une chance, de la jeune Velvet, adolescente en rébellion que Maureen a pris sous son aile… Puis celui de LA journée, de la culpabilité de Caelum de ne pas avoir été sur place car il veillait sa tante dans le Connecticut, de ces heures passées à ne pas savoir où était sa femme, à réaliser ce qu’elle représentait réellement pour lui, du traumatisme profond que cela a provoqué chez elle… Avec une acuité passionnante, Wally Lamb questionne cette horreur, la folie des deux adolescents meurtriers, les séquelles innombrables des uns et des autres, ce que cela peut dire d’une société… Et, là où l’on pouvait redouter une narration voyeuriste, se découvre un véritable roman psychologique.

Mais pas seulement, et heureusement – un livre ne portant que sur Columbine aurait été par trop pesant –, car le couple Quirk tente de prendre un nouveau départ et retourne à Three Rivers, la ferme familiale du Connecticut que sa tante vient de lui léguer. Et, tandis que Maureen sombre dans la dépression post-traumatique, Caelum sonde sa propre mémoire. L’étude des montagnes d’archives accumulées par sa tante le plonge dans deux cents ans d’histoire familiale et révèle des choses inattendues : secrets de familles, mensonges répétés sur des générations, doute sur sa propre identité…
Le Chagrin et la Grâce ne s’arrête pas là, et de nouveaux événements viennent encore bouleverser ce couple meurtri et donner du souffle au récit.

Héros brisé, Caelum n’est a priori pas un homme aimable : égoïste, flirtant avec l’alcoolisme, colérique… Mais, au fil du récit, son portrait tout en nuances, ses espoirs, ses regrets, ses blessures, en font un personnage profondément attachant – parce que profondément humain. Avec, autour de lui, des êtres pleins d’imperfections, capables de bassesses comme de moments lumineux. Là est peut-être la plus grande force de Wally Lamb : savoir donner corps à des personnages infiniment complexes. À l’image de la société qu’il entend dépeindre.

Un texte extrêmement foisonnant qu’il serait bien trop long, et trop touffu, de résumer ici ; parfois trop foisonnant lorsqu’il en vient à égarer son lecteur et traîne en longueur – mais c’est le seul bémol.
Servi par une écriture admirable, Le Chagrin et la Grâce est véritablement un grand roman. À lire.


Le Chagrin et la Grâce, Wally Lamb (Belfond, 532 pages, 2010 / Livre de Poche, 800 pages, 2011)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Caron


mercredi 7 septembre 2011

Les Lieux sombres - Gillian Flynn


Comme chaque été, j’ai glissé dans mon sac quelques polars dont je n’étais pas sûre de la qualité mais au succès public certain. Parmi eux, Les Lieux sombres, à la quatrième prometteuse.

Seule rescapée du meurtre de sa mère et de ses sœurs, alors âgée de 7 ans, Libby Day a accusé son grand frère Ben. L’adolescent de 15 ans, un peu rebelle, un peu drogué, et surtout très paumé, a été condamné sur la seule foi du témoignage de la petite fille, entre-temps devenue pour toute l’Amérique le symbole de la folie des hommes.
Vingt-cinq après, Libby est une jeune femme antipathique : revêche, vindicative, intéressée, asociale. Son histoire est terrible, mais son aigreur et son cynisme le sont tout autant. Passant son adolescence de maison en maison, elle a su se rendre chaque fois plus odieuse, même aux membres de sa famille, et se retrouve immensément seule.
Elle vit depuis son enfance des donations pour la « pauvre petite » – nombreuses les premières années mais se raréfiant à mesure qu’elle grandit et que d’autres tueries viennent faire oublier celle de sa famille. Elle est parfois revenue à la une, lors des tristes anniversaires ou, ironie des choses, avec un livre expliquant comment se reconstruire !
À 32 ans, elle est totalement fauchée, sans famille, sans travail et bien sûr sans amis.

Contactée par Lyle Wirth, président du Kill Club, un groupe de passionnés de faits-divers entendant mener leur petite enquête, Libby est d'abord tentée de refuser mais la promesse d’une belle rémunération la convainc. Après quelques apparitions et autres ventes de souvenirs macabres (une page du journal de sa grande sœur, etc.), elle accepte même de rendre visite à Ben en prison. Ben, qu’elle n’a jamais revu, s’est « pacifié » derrière les barreaux, a fait des études et clame son innocence depuis deux décennies.
Les retrouvailles sont évidemment perturbantes et Libby va commencer à envisager qu'il existe des zones d’ombre. Dès lors, accompagnée de Lyle, elle entreprend de fouiller Les Lieux sombres : les vieux cartons, le mobile-home de sa tante, l’ancienne ferme familiale…
Avec Libby, on reconstitue la vie de sa famille il y a vingt-cinq ans, on découvre des éléments troublants, on doute, on s’interroge, on est persuadé d’une thèse puis de l’autre… Et au final, bien entendu, on apprendra la surprenante vérité. Un peu trop grand-guignolesque à mon goût mais qui parvient à rassembler toutes les pièces du puzzle.

Pas un chef-d’œuvre, donc, mais un bon polar : un style vif et parfois incisif, une intrigue bien construite, des personnages complexes et nuancés. On regrettera juste ce dénouement « spectaculaire ».


Les Lieux sombres, Gillian Flynn (Sonatine, 480 pages, 2010 / Livre de Poche, 512 pages, 2011)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Héloïse Esquié


mercredi 31 août 2011

La couronne verte - Laura Kasischke


J’ai découvert Laura Kasischke avec La vie devant ses yeux, qui s’il ne m’a pas totalement convaincue, m’a saisie par sa profonde originalité. Depuis, je découvre chacune de ses parutions avec plus ou moins de bonheur, et le cru 2008 (j’ai un peu de retard, je sais !), La couronne verte, n’est pas totalement à la hauteur selon moi…
Laura Kasischke propose des romans sombres, à l’étrangeté subtile, déclinant chaque fois une mécanique similaire : une Amérique moyenne (de celle qui s’en sort à peine jusqu’à la classe moyenne plus), des protagonistes sans grande originalité, et un élément qui perturbe brusquement la situation somme toute assez banale.
La gravité du grain de sable varie : une carte de Saint-Valentin surprenante (À moi pour toujours), la disparition de la mère de l’héroïne (Un oiseau blanc dans le blizzard), la prostitution d’une réceptionniste de motel (A suspicious river) – tous ces livres ont paru chez Christian Bourgois. Quel qu’il soit, il s’agit toujours d’une critique plus ou moins déguisée des dérives de la société américaine. Et là est la dimension passionnante de cette romancière.

Dans La couronne verte, trois copines – Anne et Michelle, meilleures amies depuis l’enfance, accompagnées de Terry, à qui il convient parfaitement d’être l’éternelle troisième – partent une semaine en vacances pour fêter la fin du lycée. Après le traditionnel bal de promo, elles ont décidé de clore en beauté leurs années d’adolescence à Cancun, lieu festif par excellence où des milliers d’étudiants américains vont passer entre autres le fameux spring-break.
Elles savent bien ce qui les attend : plages paradisiaques, soleil, fête et cocktails à volonté… mais aussi, comme elles ont pu l’entendre, soirées débridées, alcool à outrance, drogues pas toujours consenties, étudiants prêts à tout…
Dument mises en garde par leurs parents – ne lâche pas ton verre des yeux, ne fais pas confiance aux inconnus, etc. –, elles quittent leur petite ville et s’envolent pour le Mexique.

Si Terry, dès son arrivée, se coule dans le moule bikini-téquila-drague, Anne et Michelle semblent plus complexes : moins attirées par les beuveries, moins sûres d’elles, un peu curieuses de la région alentour… Et, malgré les avertissements, elles acceptent qu’un père de famille rencontré au bar les emmène visiter les ruines de Chichén Itzâ.
C’est là que les choses se gâtent, on s’en doute, mais pas nécessairement comme on l’imagine, et Laura Kasischke va parvenir à surprendre son lecteur dans la seconde partie du récit.

Assez court, La couronne verte est entrecoupé de passages onirico-terrifiques qui ne servent pas à grand-chose, même le roman fini et leur signification comprise. Résultat, une lecture agréable car le style est le métier de Laura Kasischke sont toujours là, mais l’impression d’un texte trop mince qui aurait pu être réellement intéressant s’il avait été plus dense, plus fouillé.


La couronne verte, Laura Kasischke (Christian Bourgois, 240 pages, 2008 / Livre de Poche, 224 pages, 2010)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy


vendredi 19 août 2011

Quitter le monde - Douglas Kennedy


Les vacances d’été sont parfois l’occasion de lectures plus anodines : quelques polars un peu faciles, un best-seller plus ou moins sentimental, etc. – petits plaisirs coupables destinés à me vider l’esprit… Mais malheureusement, l’objectif n’est pas toujours atteint ! Voici donc un post plus anecdotique qu'autre chose.

À 13 ans, Jane Howard annonce lors d’un dîner familial qu’elle ne se mariera jamais et n’aura jamais d’enfant. Selon sa mère, cette phrase que prononce tant d’adolescent(e)s a scellé le sort du mariage de ses parents – ce qui est absurde, bien sûr : au pire, cela a été un déclencheur au départ inéluctable de son père) – et elle fera toute sa vie le reproche à sa fille.
Adolescente puis étudiante brillante, mais solitaire et pathologiquement peu sûre d’elle, Jane semble porter le poids du malheur tout au long de son existence et, effectivement, le pire lui arrive sans cesse. Au point d’être profondément exaspérant pour le lecteur (j’ai attendu désespérément qu’elle se secoue un peu!). On suit donc ce personnage poissard (il n’y a pas d’autre mot !), les rebondissements terribles, les tragédies à la chaîne qui lui font désirer « quitter le monde », et les quelques événements (un peu) heureux…

Un texte triste mais qui clame au final que l’on peut toujours rebondir (puisque même Jane y parvient !). Trop exagéré, trop systématique, le livre manque de crédibilité pour délivrer son message (sa morale ?).
Certes, un page turner efficace mais une lecture en définitive peu satisfaisante.
Vite lu, vite oublié. http://www.blogger.com/img/blank.gif
Pour ceux qui, comme moi, n’apprécient pas vraiment les livres de Douglas Kennedy (ou ne sont pas sûrs d’aimer), préférer La poursuite du bonheur ou le plus original Cul-de-sac


Quitter le monde, Douglas Kennedy (Belfond, 496 pages, 2009 / Pocket, 704 pages, 2010)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Bernard Cohen



mercredi 27 juillet 2011

La couleur des sentiments - Kathryn Stockett


Je viens un peu « après la bataille » pour ce roman – vendu à des millions d’exemplaires à travers le monde, ayant remporté entre autres le Prix des lectrices de Elle en 2010. Mais ce fut un tel plaisir de lecture qu’il me fallait en parler !

D’emblée, La couleur des sentiments a reçu un chaleureux accueil critique et public – le livre s’est maintenu dans les meilleures ventes depuis sa parution en France il y a près d’un an. Curieuse d’un tel succès et attirée par la quatrième de couverture, je craignais toutefois que le sujet soit un peu éculé (les rapports entre Blancs et Noirs dans le Sud des États-Unis au début des années soixante) et, surtout, qu’il mène au mélo sirupeux. Le titre français le laissait penser d’ailleurs – le titre en VO, The Help, est plus intéressant.
Mais point du tout, Kathryn Stockett construit ce premier roman avec habileté et finesse, parvenant à dépeindre une dure réalité tout en évitant le manichéisme.

Commençons par le résumé. Nous sommes à Jackson, Mississipi, en 1962 : JFK est président, le mouvement pour les droits civiques a commencé, Rosa Parks a déjà refusé de céder sa place dans ce fameux bus, Martin Luther King va bientôt organiser sa marche sur Washington… Mais la réalité ne s’en soucie que peu : des Noires font le ménage, la cuisine, la nourrice et autres chez des Blanches ; des Noirs sont passés à tabac pour avoir utilisé des toilettes réservées aux Blancs ; le délégué local du NAACP se fait tirer dessus en pleine rue ; des enfants noirs meurent à deux pas d’un hôpital où on ne les accepte pas… Bref, les lois raciales sont encore bien là, ainsi que, le plus souvent, soumission et résignation d’un côté, et mépris et irrespect de l’autre. « C’est comme ça », « nous sommes différents » : voilà ce qu’on assène à ceux qui se posent des questions ou qui contestent – ne serait-ce qu’un tout petit peu.

Trois voix alternent tout au long de La couleur des sentiments : Aibileen, à qui des années comme bonne et la mort de son fils unique ont appris à baisser les yeux et se taire ; Minny, son amie au franc-parler si insolent, qui vient encore d’être renvoyée ; Miss Skeeter, une jeune Blanche atypique, dont la priorité n’est pas de trouver un bon parti mais d’écrire, et qui réalise peu à peu les cruelles inégalités de la société du Sud. Cette bourgeoise bon-teint entreprend alors – secrètement bien entendu – de faire parler des bonnes, dans l’espoir de faire un livre de ces histoires, un ouvrage honnête qui viendrait peut-être éveiller des consciences. Skeeter veut commencer par Aibileen, employée chez sa soi-disant amie Elizabeth, mais le projet est dangereux pour tout le monde… Et pourtant, toutes deux vont s’acharner à le mener à bien.

Trois récits qui s’imbriquent, se complètent, se poursuivent et nous offrent ainsi trois vies, et bien d’autres encore. La couleur des sentiments nous parle de racisme évidemment, mais aussi de toutes les facettes de l’être humain : mesquinerie et générosité, bêtise et finesse remarquable, rébellion discrète et obéissance, bienveillance et méchanceté tenace… Et parfois, heureusement, des histoires qui vont à l’encontre de la majorité : des histoires de réel attachement, si ce n’est d’amitié ou d’amour, entre Blancs et Noirs, maîtres et domestiques.

Kathryn Stockett parvient à écrire un roman nuancé, passionnant, édifiant, émouvant sans être niais, drôle… Un succès mérité et une formidable lecture.


La couleur des sentiments, Kathryn Stockett (Jacqueline Chambon, 528 pages, 2010)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Girard


vendredi 10 juin 2011

Les Privilèges - Jonathan Dee


Les Privilèges : ou la réussite fulgurante d’un couple parfait de yuppies – comme on les aurait appelés dans les années quatre-vingts. Un mélange du Bûcher des vanités de Tom Wolfe et de Trente et des poussières de Jay McInerney, mais plongé au XXIe siècle, dans l’univers de Gossip girl.

Le récit débute par le mariage d’Adam et Cynthia, à peine sortis de la fac, encore très jeunes, plus séduisants l’un que l’autre et animés par la certitude que l’avenir leur appartient. Leur duo est en parfaite symbiose mais fort heureusement son côté trop idyllique est contrebalancé par les discordances de leurs familles respectives, la banalité des tensions de ce « jour merveilleux », les frictions entre Cynthia et sa demi-sœur, etc.

De retour de leur voyage de noces, les jeunes mariés s’installent à New York, font des enfants aussi beaux qu’eux – April et Jonas – et gravissent les échelons de la bonne société, attirés bien entendu par les plus hauts sommets. Après un léger passage à vide de Cynthia, quelque peu désœuvrée au départ, quand elle n’est pas encore accaparée par les réunions de bienfaisance et autres comités, leur réussite est éclatante. Ils deviennent le parangon de cette nouvelle classe sociale aux niveaux de vie et aux salaires inimaginables : ces ultra-riches qu’a créé notamment le monde de la finance.
Adam y gagne à proprement parler des fortunes et offre une vie dorée à sa famille : appartements de plus en plus grands et luxueux, vacances 5 étoiles sur des îles paradisiaques, écoles privées de luxe, domestiques… Si la cellule familiale n’est peut-être pas parfaite, leur duo, lui, le reste : toujours amoureux après vingt ans, fidèles…
Mais c’est une vie de papier glacé, et l’inconsistance règne : les journées de Cynthia chargées de rendez-vous mondains sont en fait bien creuses, les amitiés sont futiles, les enfants sont terriblement désœuvrés, chacun à leur manière – April est une adolescente totalement superficielle, que la vie ne questionne absolument pas, Jonas est plus intéressant, plus critique, mais cela semble encore être une afféterie de son âge.

La critique des Privilèges n’est jamais clairement formulée : elle est sous-jacente, dans les paradoxes de cette vie de pauvre petite fille riche. Mais ne l’ai-je pas perçue parce que, moi, je trouve tant d’aspects de leur existence tristement vains voire critiquables (la vacuité des uns et des autres, leurs manœuvres…) ? Car Jonathan Dee reste à distance : il observe avec acuité mais à nous de penser ce que l’on veut. C’est d’ailleurs dommage à mon sens : j’aurais aimé quelque chose de plus évidemment mordant.

Avec ce quatrième roman (le premier traduit en français), Jonathan Dee propose à la fois une peinture fine d’une certaine société qu’il nous appartient de déchiffrer par nous-mêmes et, c’est peut-être là ce qui m’a lassé, l’histoire d’un couple de conte de fées (dont les deux composantes sont insupportables d'ailleurs). Une impression un peu mitigée au final, mais je n’en ai pas moins passé un très bon moment à lire Les Privilèges.


Les Privilèges, Jonathan Dee (Plon, 312 pages, 2011)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Elisabeth Peellaert


mardi 10 mai 2011

Les Neuf Dragons - Michael Connelly


Troisième livre reçu pour le Prix Seuil Policiers : Les Neuf Dragons sont « une enquête de Harry Bosch », le héros récurrent de Michael Connelly, comme nous en avise la couverture. J’ai lu plusieurs romans de cette série : ils sont assez réalistes et presque toujours efficaces (certains plus que d’autres, comme Le Poète ou Les Égouts de Los Angeles). Toutefois, je n’ai plus retrouvé le même élan dans les plus récents que dans les premiers – ou faut-il penser que mes goûts ont évolué et/ou que je me suis lassée ? C’est donc avec un espoir mêlé de doute que j’entame ce nouvel opus.
Petite réserve d’entrée de jeu : tout comme pour Losers nés, la couverture des Neuf Dragons ne me plaît pas énormément – elle fait un peu « bas de gamme ».

Le roman démarre par une banale intervention sur un meurtre dans un magasin de spiritueux du quartier chinois : M. Li a été abattu de trois balles, a priori lors d’un braquage. Une fois sur place, Bosch - dont l'équipier brille par son absence - doit demander l'aide de l’Unité des crimes asiatiques, notamment pour interroger la femme et les enfants du vieil homme.
Accompagné - à contrecœur - de l’inspecteur Chu, il oriente son enquête vers le racket opéré par la triade du Couteau de la Bravoure. Les deux policiers arrêtent rapidement un suspect mais celui-ci se refuse obstinément à parler.
À ce moment, la situation bascule. Après un coup de fil menaçant, Harry reçoit une vidéo sur son téléphone portable : sa fille de 13 ans, Madeline, qui vit à Hong Kong avec sa mère, est attachée et bâillonnée dans une pièce sombre… Pour Bosch, c’est clairement une mise en garde de la triade, l’injonction de laisser tomber l’affaire Li et de relâcher le suspect.
Pas aussi vieillissant qu’on pourrait s’y attendre, il prend le premier avion pour Hong Kong afin de retrouver sa fille (et accessoirement de boucler son enquête).
Mais les choses ne vont pas se passer simplement et c’est un véritable cauchemar qui commence…

L’écriture est efficace, rythmée, et même trop rythmée : les actions sont incessantes, très détaillées - comme pour pallier une intrigue faiblarde -, ne laissant que très peu de place à la réflexion, au travail d'enquête. Résultat, on se contente du minimum syndical pour la psychologie, tout restant assez superficiel. Quant aux situations, elles sont plus que rocambolesques et souvent archétypales. À l’image de Bosch qui est devenu la caricature de lui-même.
Comme son personnage fétiche, Connelly semble s’essouffler en essayant de changer la donne, et offre davantage un scénario énergique (et pourtant poussif!) qu’un bon polar. Dommage.


Merci quand même à Babelio et au Seuil… En attendant la suite !


Les Neuf Dragons, Michael Connelly (Seuil, 416 pages, 2011)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Robert Pépin



vendredi 6 mai 2011

Invisible - Paul Auster


Les derniers romans de Paul Auster que j'ai pu lire ne m'ont pas totalement convaincue. C'est pourquoi j'ai un peu traîné à me lancer dans Invisible : je ne regrette pas de m'être enfin décidée !

New York, printemps 1967, lors d’une soirée, Adam Walker, étudiant en littérature à Columbia, rencontre Rudolph Born, un riche professeur franco-suisse, accompagné de sa compagne Margot. Adam est séduit par l’esprit de l’un, et le charme mutique de l’autre.
Au fil des jours, une étrange relation se noue entre eux : Born propose à Adam de financer largement une revue de littérature d’avant-garde que le jeune homme dirigerait ; le Français multiplie les allusions douteuses sur l’attirance entre Margot et son protégé ; tient des propos réactionnaires et provocateurs… Un événement – qu’il serait dommage de dévoiler – vient brusquement interrompre ce triangle et plonge le jeune et naïf Adam dans des sentiments jusque-là inconnus.
Le deuxième chapitre s’ouvre, quarante après, sur Jim, écrivain reconnu, surpris de recevoir une lettre de son ancien ami de l’université, Adam. Ce dernier, malade, désire lui faire lire un manuscrit où il se raconte. On comprend alors que l’on vient de lire le premier chapitre de ce récit.
La suite, « l’été », se déroule à New York et met en scène la cohabitation entre Adam et sa sœur Gwyn. On découvre leur histoire familiale, douloureuse, et le lien intense qui les unit. Vient ensuite l’automne pendant lequel le jeune homme part étudier à Paris, où son destin croise de nouveau celui de son éphémère mécène… On n’échappe pas aux clichés sur la vie estudiantine bohème et le quartier latin, mais ces évocations ont quelque chose de délicieusement plaisant et l’évolution d’Adam capte notre attention.
La fin est reconstituée et racontée par Jim, à partir des notes de son vieil ami, puis de sa propre enquête.

Invisible, c’est l’initiation d’un jeune idéaliste : l’apprentissage du désir, de la justice, des manipulations et des lâchetés des hommes. C’est aussi tout un questionnement sur la fuite.
Avec ce roman, entre kaléidoscope et poupées russes, Paul Auster interroge la création, ses processus et ce qu’elle autorise : où s’arrête le récit du réel ? Adam « invente »-t-il tout, une partie ou rien ? Quoi qu’il en soit, a-t-il le droit de convoquer des personnages réels ? Et quels sont le droit et le devoir de Jim dans tout cela ?

Itinéraire trouble et réflexion sur la fiction, Invisible est un très beau roman où j’ai retrouvé le Paul Auster grave et profond mais pour autant non dénué de malice et de légèreté – de Léviathan.


Invisible, Paul Auster (Actes Sud, 300 pages, 2010)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Le Bœuf


samedi 16 avril 2011

Minuit dans une vie parfaite - Michael Collins


J’attendais beaucoup de ce nouveau roman de Michael Collins, à qui l’on doit notamment la formidable Vie secrète de E. Robert Pendleton. Malheureusement la déception fut à la hauteur de l’attente…

Karl, la quarantaine, tente désespérément d’écrire un troisième roman, L’Opus, une œuvre qu’il veut bien évidemment grandiose. En attendant, il vit de petites piges – entre autres pour un portail porno –, d’un travail ponctuel comme « nègre » pour le célèbre auteur de polars Penny Fennimore, et surtout du salaire de sa femme, Lori. Et de ses économies.
Mariés sur le tard, ils forment après quelques années un couple désunis, en mal de communication. Âgée de 37 ans, Lori ne parvient pas à tomber enceinte et veut pourtant désespérément être mère. Elle entraîne donc son époux dans les méandres de la procréation assistée.

Karl, complètement dépassé par ce projet, qu’il a accepté plus pour avoir la paix que par réelle envie, essaie un moment de s’inspirer de cette expérience pour écrire une « non-fiction ». Mais, contacté par Fennimore pour reprendre leur collaboration, il change son fusil d’épaule, décide d’inclure tout cela dans un roman policier, emménage dans un petit appartement glauque, puis se lance dans des interviews et observations variées pour créer la trame de ce nouveau livre.
On le suit dans ses hésitations, ses multiples espoirs d’inspiration, ses rares articles catastrophiques et sa brouille avec Lori. Car le siphonage de leurs économies, l’état de tension de la jeune femme, les pressions de sa sœur totalement hystérique ont fait éclater le couple, au moins pour un temps.

Minuit dans une vie parfaite part à proprement parler dans tous les sens et l’on se perd dans ce récit chaotique et éclaté – à l’image de la vie et de l’état de Karl, certes.
Michael Collins ouvre d’innombrables pistes qui auraient pu être intéressantes (la procréation assistée, l’activisme politique aux États-Unis, la communauté russe, le porno, les problèmes de couple, la difficulté de rester écrivain, les traumatismes de chacun, etc.) mais n’en explore aucune et offre un roman assez creux, aux personnages terriblement caricaturaux.
Quelques jolis moments d’écriture et une savante manière de dévoiler par touches des pans de l’histoire de ses personnages ont parfois ravivé mon intérêt.
Mais la lecture fut poussive, et au final sans intérêt. J’ai même eu l’impression d’un fond de tiroir ressorti pour l’occasion (impression accentuée par le fait que le roman se déroule en 1999).
Dommage…


Minuit dans une vie parfaite, Michael Collins (Christian Bourgois, 336 pages, 2011)
Traduit de l'anglais par Isabelle Chapman


mardi 5 avril 2011

Losers nés - Elvin Post


Deuxième livre de la sélection du Prix Seuil Policiers (après Les leçons du mal, très bien). Et première réserve : la couverture me déplaît d'emblée, elle laisse imaginer un texte peu sérieux, presque une farce. Probablement le style du dessin, les couleurs… et si on ajoute à cela le titre qui ne m’interpelle en rien, je ne me suis pas lancée avec beaucoup d’envie dans Losers nés.

Avec l’espoir d’échapper à la rue, le jeune Romeo vend des magazines d’occasion non loin de là où, il y a encore quelques mois, il faisait le guetteur pour le compte de Sean Withers. Son frère aîné, Russell, à peine sorti de prison, a essayé un temps de trouver un véritable emploi mais seuls des petits boulots peu gratifiants et payant mal s'offrent à lui. Souhaitant accéder à un certain statut (pense-t-il) et surtout gagner bien plus, il retombe rapidement dans l’orbite de Withers pour qui il récolte les gains auprès des « petites mains » du deal.
Quant à Withers, il s’agit du stéréotype du gros caïd libidineux, avide et sans intérêt – à qui l’argent permet de s’attacher une superbe et jeune copine, de vivre dans une grande maison hyper équipée, et de rouler dans une voiture hors de prix. À ses côtés, Elizondo, le plus ancien de ses employés, fait penser à un vieux chien fidèle, qui suit et sert son maître malgré les maltraitances.

Ajoutons évidemment quelques flics, certains plus consciencieux que d’autres comme Murino ; la mère alcoolique de Romeo et Russell ; le jeune Curtis Perlin, assassiné en prison ; sa mère, éplorée mais digne ; le vieux et charmant bouquiniste Vernon Baxter…
À l’image de ce dernier, quelques personnages sont davantage originaux et savoureux que les autres. Mais sinon, le tout manque terriblement d’intérêt et de piquant. L'auteur, néerlandais, situe son action à New York mais n'incarne pas la ville comme il le pourrait : résultat, un décor de carton-pâte très attendu.

Pour réussir un roman sur ce thème, il faut trouver de quoi renouveler singulièrement le genre : une écriture (pas mauvaise ici mais pas exceptionnelle non plus, juste agréable et efficace), une intrigue inédite (il n’y en a même pas, en fait), ou un rythme haletant (et là, on s’ennuie beaucoup)…
Malheureusement, mes premières impressions n’ont donc pas été démenties. Comme le laissait présager la quatrième de couverture, c’est une énième histoire de flics, de drogue et de dealers – les méchants gros bonnets, les plus jeunes pris dedans par nécessité, ceux prêts à tout pour se faire de l’argent facile et grimper les échelons… Qui plus est, l’absence de véritable énigme me fait m’interroger sur la qualification de « roman policier » : il s’agirait plus d’un roman d’atmosphère. Bref, la lecture de Losers nés ne m’a pas enchantée…

Merci quand même à Babelio et au Seuil. J’attends avec impatience le troisième polar en lice…


Losers nés, Elvin Post (Seuil, 316 pages, 2010)
Traduit du néerlandais par Hubert Galle



Critiques et infos sur Babelio.com

dimanche 3 avril 2011

C'est ici que l'on se quitte - Jonathan Tropper


Un vrai « feel good book » : roman réjouissant, ni bas de gamme ni grande littérature, à l’intrigue mince mais aux personnages hauts en couleurs et aux situations enlevées.
Comme j’avais pu le constater dans Le Livre de Joe, Tout peut arriver et Pertes et fracas, Jonathan Tropper sait indubitablement mener un récit et interpeller son lecteur.

Ici encore, une histoire de famille et un « retour vers le passé » qui fera évoluer le présent.
Le père de Judd Foxman vient de mourir. Il a émis comme dernier souhait que les siens célèbrent la Shiva’h, les sept traditionnels jours de deuil. Pour la première fois depuis des années, tous vont ainsi passer une semaine entière ensemble.
Ambitieux programme ! Surtout que Judd est déjà en pleine déprime, réduit à vivre dans un obscur sous-sol après avoir découvert l’adultère de sa femme dans des circonstances scabreuses… Il retrouve donc sa mère, prétendue experte en éducation au décolleté ravageur ; sa sœur Wendy, coincée entre trois enfants et un mari débordé de travail ; son frère aîné Paul, aigri pour trop de raisons ; le plus jeune, Philip, si beau mais si dispersé.

Règlements de comptes, petites et grosses rancœurs, révélations fracassantes et retrouvailles plus ou moins inattendues… Jonathan Tropper dépeint avec beaucoup d’humour et parfois de finesse les tracas familiaux, amoureux, conjugaux et autres.
C'est ici que l'on se quitte, comme tous ses romans, fait partie des rares livres qui font énormément sourire et même franchement rire. Les situations n’en sont pas moins graves, les enjeux douloureux, mais tout est traité avec ironie et légèreté. Et cela fait oublier les défauts du texte : ses aspects caricaturaux, des événements attendus, une touche de mièvrerie, une écriture basique...

Un roman dont on tourne les pages avec envie, qui fait passer un excellent moment, mais qu’on oubliera vite : C'est ici que l'on se quitte est juste un « livre qui fait du bien » !


C'est ici que l'on se quitte, Jonathan Tropper (Fleuve Noir, 372 pages, 2009 / 10/18,
400 pages, 2011)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Carine Chichereau


jeudi 31 mars 2011

On dirait vraiment le paradis - John Cheever


On dirait vraiment le paradis, publié aux États-Unis en 1982, peu avant la mort de son auteur, a été traduit en français plus de vingt ans après. Si le roman semble ne rien avoir perdu de son actualité et de sa pertinence, il ne m’a pas convaincu tant pour l’histoire (ou plutôt les histoires) que pour l’écriture…

Lemuel Sears est un homme vieillissant qui refuse obstinément d’admettre le passage du temps. Il multiplie les aventures amoureuses, si possible avec des femmes impossibles pour que le défi soit plus grand, et se lance dans de nouvelles expériences – gardons le suspense ici, mais la dernière du récit m’a paru moins que crédible. À côté de ses péripéties relationnelles, on suit Sears dans sa récente croisade écologique.
New Yorkais, il est néanmoins très attaché à la nature et notamment à la petite ville de Janice où habite sa fille. Un jour d’hiver qu’il se rend pour y patiner au grand étang non loin de chez elle, il découvre que l’espace est utilisé comme décharge publique, et avec l’aval des autorités ! Il engage alors un cabinet d’avocats pour enquêter sur cette autorisation douteuse et faire les démarches nécessaires à sa mise en cause.
Défilent alors, comme autant de personnages d’histoires parallèles, politiciens véreux, mafieux et citoyens lambda se déchirant pour des prétendues nuisances sonores…
Cheever accole ces courts récits sans les faire se croiser réellement : ils sont certes liés par leur proximité à l’étang, mais le tout manque malheureusement de cohérence.

Au final, tout se mêle dans un texte trop court pour cela : les difficultés de l’âge, les relations sentimentales, la pollution organisée, la mafia, les conflits de voisinage, la corruption…
On dirait vraiment le paradis m’a fait l’impression d’une longue nouvelle qui effleure voire mentionne beaucoup de choses mais n’en traite véritablement aucune. Certains lisent dans cette multiplicité une passionnante évocation des tourments de l’époque. À vous de voir…
Quant au style, l’usage intempestif de l’imparfait donne selon moi quelque chose de très artificiel au texte.

En définitive, ce n’était pas une lecture désagréable mais On dirait vraiment le paradis ne m’a pas laissé un grand souvenir…


On dirait vraiment le paradis, John Cheever (Joëlle Losfeld, 128 pages, 2009 / Folio, 144 pages, 2010) (1982) Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laetitia Devaux


lundi 7 mars 2011

Les leçons du Mal - Thomas H. Cook


J’ai le plaisir d’être membre du jury pour le prix Seuil Policiers : premier livre de la sélection, Les leçons du Mal
Thomas H. Cook a beau être « l’un des plus grands auteurs de sa génération » (dixit la quatrième de couverture), et j’ai beau être friande de polars, je n’avais encore jamais lu aucun de ses romans. Et je dois dire que l’essai fut très concluant !

Jack Branch est le dernier héritier d’une famille de notables si typique du Sud des États-Unis : « typique » parce que pétrie de traditions séculaires et confortablement installée dans une des nombreuses maisons de maîtres de la région ; moins typique parce que Jack, comme son père, s’est dédié à l’enseignement de la littérature dans un lycée des Ponts – le quartier défavorisé de Lakeland – et qu'il ne partage pas les préjugés de classe de ses semblables.
De l’autre côté, Eddie Miller, un adolescent effacé qui tente de se faire oublier, et surtout de faire oublier sa terrible ascendance : son père, le « tueur de l’étudiante », qui traumatisa les alentours quinze ans plus tôt. Mort en prison avant d’être jugé, il est depuis l’image même du mal dans cette petite ville du Mississipi.
Le mal, c’est justement le sujet du cours optionnel que Jack dispense au lycée. Divers événements (ici, en dévoiler davantage serait trop en dire !) attirent son attention sur Eddie, qu’il prend peu à peu sous son aile. Dans le cadre du devoir de fin d’année, les élèves doivent écrire sur un individu personnalisant le mal à leurs yeux. Jack suggère à Eddie de se pencher sur l’histoire de ce père si écrasant – dans l'espoir de le libérer de ce fardeau et de lui permettre d'envisager un avenir « normal ». Il tente du mieux possible de l’épauler dans ses recherches et commence à s’attacher à ce jeune homme si surprenant.

En parallèle, Jack évolue dans ses relations personnelles – amoureuses, familiales – et on mesure peu à peu que l'histoire quelque peu tourmentée que traînent les Branch. À ce sujet, j’aurais un petit bémol : à force d’allusions, de demi-explications, Thomas H. Cook finit par frustrer son lecteur qui aimerait en savoir plus, et surtout en comprendre plus.

Le narrateur est un Jack à la retraite, usé, des années après : les allers-retours temporels selon un rythme parfois saccadé nous égarent légèrement au départ, mais rapidement, en laissant entrevoir une issue tragique, ils instaurent une tension qui constitue la véritable trame du récit. Car en effet, ce n’est pas tant un coupable que le lecteur cherche mais un dénouement.
Les amateurs de thriller pur et dur seront donc peut-être déçus : pas de suspense haletant, d’enquête au sens classique du terme ou d’intrigue formidablement ficelée… Mais un roman noir brillant, finement écrit, où la culture et la psychologie sont fondamentales.

Les leçons du Mal m’ont souvent fait penser aux livres de Pat Conroy : pour l’univers dépeint bien entendu, le Sud, si riche en tensions – raciales, familiales, politiques, sociales… –, mais aussi pour l’écriture (et c’est un compliment pour moi, cf Le prince des marées) qui mêle ironie, érudition, pessimisme et même un certain goût du rocambolesque.

Les leçons du Mal furent une belle découverte dans le domaine du policier. Il ne me reste plus qu’à me plonger dans les précédents romans de Thomas H. Cook qui, je l’espère, sont du même acabit !

Merci donc à Babelio et au Seuil ! En attendant avec impatience la suite de la sélection…


Les leçons du Mal, Thomas H. Cook (Seuil, 368 pages, 2010)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Philippe Loubat-Delranc



vendredi 11 février 2011

Un pied au paradis - Ron Rash


Ce premier roman a eu un très beau succès lors de sa sortie en 2009. Sa reprise en poche m’a donné une occasion de le découvrir. Résultat, je me suis ruée acheter le second, Serena, qui vient de paraître…
Un pied au paradis est publié dans la collection Policier, mais on s’aperçoit très vite à quel point l’étiquette est réductrice : roman noir certainement, mais surtout roman des grands espaces, roman de la modernité destructrice, galerie passionnante de portraits, texte choral offrant progressivement les pièces du puzzle…

Début des années cinquante, nous somme à Oconee dans le sud des Appalaches, un territoire anciennement habité par les Cherokees, une terre sauvage et agricole que ravage la sécheresse. D’ici peu, le destin des centaines d’habitants sera bouleversé : la compagnie d’électricité Carolina Power va engloutir la vallée pour en faire un immense lac artificiel.
Les premières pages nous présentent Holland Winchester, jeune vétéran, qui fait le malin dans un bar, exhibant les oreilles de ses victimes et provoquant à tout va. Le shérif Will Alexander, habitué à cette rengaine, vient calmer les esprits et en repart un peu blasé.
Mais le lendemain, la mère d’Holland l'appelle car son « petit » a disparu : il a été assassiné, elle en est sûre - un coup de feu a retenti dans le champ voisin. Alexander part interroger Billy Holcombe mais, sans corps ni témoin, il n’y a pas de meurtre et l’enquête tourne vite en rond.

Première voix à s’exprimer, celle du shérif livre bien plus que son point de vue sur l’enquête. Car là est le talent de Ron Rash qui fait se raconter chacun de ses protagonistes. Issu d’une famille de cultivateurs de tabac, Alexander a cru échapper à sa condition en épousant la jolie fille du médecin et en acceptant la bourse offerte par l’université pour ses talents de sportif. Mais la guerre, une blessure, la ruine de son beau-père et la stérilité de son couple vont faire échouer tous ses projets. Et c’est un homme désabusé qui parle : en froid avec son père et son frère, enfermé dans un couple qui ne fonctionne plus, atterré par ce qui arrive à sa région…

Le kaléidoscope se complète par les récits de la voisine Amy Holcombe, de son mari Billy, de leur fils des années plus tard, et de l’adjoint du shérif. Chaque perspective apporte des éléments nouveaux et un éclairage différent sur la disparition d’Holland Winchester, restituant ainsi les événements dans toute leur complexité. On voit alors se tisser peu à peu un drame profondément humain, fait de désir, de convoitise et de jalousie.
Mais davantage que cette affaire criminelle, chaque voix nous narre des histoires individuelles, des histoires de couples et de familles, des histoires de paysans accrochés à leurs terres… Ron Rash nous présente des personnages tout à la fois attachants et terrifiants, aimants et intransigeants, bons et méchants.

Un pied au paradis est un récit très fort, roman de l’échec, de la chute qui ne peut être qu’inéluctable. Une vraie découverte.


Un pied au paradis, Ron Rash (Le Masque, 340 pages, 2009 / Livre de Poche, 320 pages, 2010)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Reinharez