jeudi 31 mars 2011

On dirait vraiment le paradis - John Cheever


On dirait vraiment le paradis, publié aux États-Unis en 1982, peu avant la mort de son auteur, a été traduit en français plus de vingt ans après. Si le roman semble ne rien avoir perdu de son actualité et de sa pertinence, il ne m’a pas convaincu tant pour l’histoire (ou plutôt les histoires) que pour l’écriture…

Lemuel Sears est un homme vieillissant qui refuse obstinément d’admettre le passage du temps. Il multiplie les aventures amoureuses, si possible avec des femmes impossibles pour que le défi soit plus grand, et se lance dans de nouvelles expériences – gardons le suspense ici, mais la dernière du récit m’a paru moins que crédible. À côté de ses péripéties relationnelles, on suit Sears dans sa récente croisade écologique.
New Yorkais, il est néanmoins très attaché à la nature et notamment à la petite ville de Janice où habite sa fille. Un jour d’hiver qu’il se rend pour y patiner au grand étang non loin de chez elle, il découvre que l’espace est utilisé comme décharge publique, et avec l’aval des autorités ! Il engage alors un cabinet d’avocats pour enquêter sur cette autorisation douteuse et faire les démarches nécessaires à sa mise en cause.
Défilent alors, comme autant de personnages d’histoires parallèles, politiciens véreux, mafieux et citoyens lambda se déchirant pour des prétendues nuisances sonores…
Cheever accole ces courts récits sans les faire se croiser réellement : ils sont certes liés par leur proximité à l’étang, mais le tout manque malheureusement de cohérence.

Au final, tout se mêle dans un texte trop court pour cela : les difficultés de l’âge, les relations sentimentales, la pollution organisée, la mafia, les conflits de voisinage, la corruption…
On dirait vraiment le paradis m’a fait l’impression d’une longue nouvelle qui effleure voire mentionne beaucoup de choses mais n’en traite véritablement aucune. Certains lisent dans cette multiplicité une passionnante évocation des tourments de l’époque. À vous de voir…
Quant au style, l’usage intempestif de l’imparfait donne selon moi quelque chose de très artificiel au texte.

En définitive, ce n’était pas une lecture désagréable mais On dirait vraiment le paradis ne m’a pas laissé un grand souvenir…


On dirait vraiment le paradis, John Cheever (Joëlle Losfeld, 128 pages, 2009 / Folio, 144 pages, 2010) (1982) Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laetitia Devaux


mardi 29 mars 2011

Bienvenue au club & Le Cercle fermé - Jonathan Coe


Après l’excellent Testament à l’anglaise, je poursuis ma redécouverte de Jonathan Coe avec ces deux romans, qui reprennent les mêmes personnages – et l’Angleterre – à vingt ans d’écart. Lus une première fois à leur parution, le premier m’avait laissé un très bon souvenir, le second moins.. Et preuve que le lecteur évolue, l’impression est exactement inverse aujourd’hui !

Au début de Bienvenue au club, les retrouvailles fortuites de connaissances de lycée sont le prétexte pour évoquer le « Club Trotter » (titre anglais original et jeu de mots utilisés par deux des protagonistes, frère et sœur, pour se désigner) et son entourage.
Retour vingt ans plus tôt, dans l’Angleterre de années soixante-dix, ses batailles syndicales, ses luttes partisanes, le rock et le punk, mais aussi l’IRA et les attentats, les crispations racistes…
Jonathan Coe entreprend ici une peinture de la société britannique, d’une certaine moyenne classe, coincée dans la triste Birmingham bientôt conservatrice, à travers la vie de trois adolescents – Doug, Benjamin et Philip –, de leurs familles, copains, ennemis et autres rencontres plus épisodiques. (Petit bémol, on finit d’ailleurs par se perdre un peu dans cette galerie de personnages.)
Les espoirs, les désillusions, les chagrins et les petites réussites : tout y est. Et peut-être même trop. Car on aurait préféré que Coe développe un peu moins les rêves, anecdotes et déboires typiques de cet âge – qui empêtrent parfois le roman dans une déconcertante naïveté, voire une certaine niaiserie. Cette perspective adolescente rend parfois le texte un peu tiède, pas aussi mordant et satirique qu’on le voudrait.
Bienvenue au club n'en est pas moins un intéressant instantané de cette décennie, avec ses enjeux sociaux, ses référents culturels, ses problèmes politiques et ses mentalités, et un roman bouillonnant de vie.


Vingt ans après, que sont devenus tous ces jeunes ? Leurs idéaux et leurs rêves ont-ils résisté à l’âge et aux années quatre-vingts et quatre-vingt-dix ?
Dans Le Cercle fermé, c’est cette fois un tableau acerbe de l’Angleterre de Tony Blair que nous propose Jonathan Coe. Il y en a malheureusement autant à dire contre la fameuse « troisième voie » que contre le thatchérisme : l’opportunisme est toujours de mise, la guerre aux Malouines a laissé la place à la première puis à la deuxième intervention en Irak…
Si, à la relecture des deux romans, Le Cercle fermé m’a paru plus critique et plus intéressant que Bienvenue au club, c’est que j’ai moi aussi grandi, que je connais mieux la période pour l’avoir vécue enfant. Mais, objectivement, c’est également car les adolescents de Birmingham sont devenus adultes, qu’ils ont mûri, et qu’eux-mêmes ont un regard plus lucide, parfois désabusé, souvent cynique.
Finies les excuses de la jeunesse : on peut ici enfin détester Paul, si antipathique même petit, ou être horripilé par la mollesse de Benjamin !
Les ficelles narratives sont peut-être grossières et on flirte avec le rocambolesque mais il s’agit au final d’un élément supplémentaire de ressort comique. Et l’humour so british l’emporte !

En résumé, la plume vive et intelligente de Jonathan Coe fait de Bienvenue au club et du Cercle fermé deux romans intéressants et extrêmement agréables à lire, tantôt teintés de nostalgie, tantôt critiques intraitables. Comme les deux versants d’une même pièce, le portrait en deux temps d’une classe dirigeante hypocrite et d’une société anglaise changeante.


Bienvenue au club, Jonathan Coe (Gallimard, 544 pages, 2003 / Folio, 544 pages, 2004)
Le Cercle fermé, Jonathan Coe (Gallimard, 544 pages, 2006 / Folio, 560 pages, 2007)
Traduits de l’anglais par Jamila et Serge Chauvin


vendredi 25 mars 2011

Un ami parfait - Martin Suter


Martin Suter ne m’a pour l’instant jamais déçue… Résultat, de temps en temps, je continue de découvrir un de ses romans plus anciens. Nous sommes toujours en Suisse et la psychologie est bien entendu au centre.

Au début d’Un ami parfait, Fabio Rossi se réveille dans une chambre d’hôpital, seul et amnésique. Il n’a aucun souvenir des cinquante derniers jours, probablement à cause de l’importante blessure à la tête qui l’a conduit aux urgences (une agression a priori ). Et pourtant, les deux derniers mois ont été ceux de nombreux changements – qu’il ne parvient pas à s’expliquer : il s’est séparé de sa compagne Norina ; s’est brouillé avec son meilleur ami Lucas ; a démissionné avec fracas du journal Dimanche matin
Fabio entreprend de reconstituer les jours effacés de sa mémoire. Cette étrange enquête sur lui-même fait progressivement apparaître des fréquentations surprenantes et des événements incompréhensibles… Les questions se bousculent et Fabio s’efforce de replacer les pièces du puzzle pour découvrir au final qu’il avait énormément changé récemment : que l’homme qu’il se rappelle avoir été avait disparu ces dernières semaines, pour laisser place à un individu arrogant et superficiel. Reste à savoir pourquoi…

Comme à son habitude, Martin Suter explore les méandres de l’esprit et de la mémoire, tout en fouillant les personnalités de chacun. Il tisse grâce à cela un suspense subtil : policier quand il s’agit de découvrir l’enchaînement des événements, humain lorsqu’on cherche à comprendre ce qui fait changer si vite un individu et si l’on peut revenir en arrière…

Martin Suter est définitivement un auteur que j’apprécie (Small world et Le cuisinier dont j’ai déjà parlé, mais aussi Lila, Lila, Le dernier des Weynfeldt et peut-être mon préféré, Le diable de Milan).
Il sait renouveler ses thématiques favorites et propose chaque fois des romans assez originaux, bien écrits et efficaces. Certes, ce ne sont pas des chefs d’œuvres mais des valeurs sûres à recommander sans hésiter.


Un ami parfait, Martin Suter (Christian Bourgois, 378 pages, 2002 / Points, 384 pages, 2003)
Traduit de l’allemand (Suisse) par Olivier Mannoni


D'autres livres de Martin Suter sur ce blog : Le cuisinier, Small world

mardi 22 mars 2011

L’Origine de la violence - Fabrice Humbert


Pas évident de donner mes impressions sur ce livre : des critiques quasi unanimes, un ressenti mitigé et une histoire pourtant pleine de sens.

Lors d’une visite de Buchenwald avec ses élèves, le narrateur, jeune professeur de littérature, est comme happé par une photographie représentant le médecin du camp : à l’arrière-plan, un prisonnier ressemble étonnamment à son propre père, Adrien Fabre.
La ressemblance est trop frappante, l’impression d'étrangeté est trop forte, et Adrien élude un peu trop le sujet quelques semaines plus tard…
De là, commence un travail de reconstitution et d’enquête grâce auquel le narrateur découvre un pan inattendu de son histoire familiale. Il trace peu à peu le portrait de David Wagner – un détenu juif parmi tant d’autres, tailleur parisien rêvant de réussite, jeune homme charmeur et opportuniste, victime des camps de la mort… Son véritable grand-père.
Inlassablement, notre héros poursuit sa quête, cherche des explications : en Allemagne où il s’installe et tente de reconstituer à la fois les événements autour de la mort de David et le destin des protagonistes, en Normandie où sa grande famille bourgeoise se réunit ponctuellement, à l’hôpital où son grand-père Marcel – l’autre, celui de toujours – accepte enfin de lever le voile.

Si on ne se débarrasse pas aisément d’une telle révélation, on ne tourne pas davantage le dos à une filiation, une appartenance : Adrien est bien plus le fils de Marcel Fabre que de David Wagner, et le narrateur son petit-fils. Fabrice Humbert explore avec finesse la filiation, le poids des origines « véritables », celui de l'éducation et bien entendu la force du secret de famille.

Une trame intéressante, une écriture fine et percutante : tout est là pour faire un grand roman. Et pourtant, L’Origine de la violence ne m’a pas réellement plu. Il m’a malheureusement fait enfin comprendre ce qui me déplaît souvent dans les textes teintés d’autofiction : l’autopsychanalyse. Certes, le héros veut comprendre « l’origine de sa violence » mais le décorticage méthodique des uns et des autres est l’occasion de développements parfois très longs, voire ennuyeux.
Une partie importante du récit est consacrée aux camps : et, c’est terrible à dire mais, pour qui a lu ne serait-ce que Primo Levi et Jorge Semprun, ce n’est pas toujours passionnant. Ici, l’auteur aurait dû selon moi se concentrer sur le factuel, et moins se précipiter dans les considérations plus générales sur une thématique explorée déjà si finement.

Une impression étrangement mitigée donc : L’Origine de la violence est une histoire intéressante, traitée avec subtilité, les réflexions sont pertinentes… mais des longueurs, des développements peut intéressants et un certain narcissisme m’ont déçue.


L’Origine de la violence, Fabrice Humbert (Le Passage, 320 pages, 2009 / Livre de Poche, 352 pages, 2010)


jeudi 10 mars 2011

Les brumes du passé - Leonardo Padura


J’avais déjà lu un roman de Leonarda Padura : une enquête de l’inspecteur Mario Conde plutôt plaisante mais qui ne m’a pas laissé un souvenir impérissable… Quelque chose dans le résumé du dernier en date de la série, Les brumes du passé, m’a donné envie de retenter l’expérience. Et j’ai été bien inspirée !

Après des années dans la police, Mario Conde a fini par raccrocher pour se reconvertir en bouquiniste, puis en intermédiaire entre vendeurs particuliers et bouquinistes : une recherche perpétuelle, presque une « traque », des livres qui correspond certainement mieux à son tempérament.
Sur leur demande, il se rend chez Dionisio et Amalia Ferrero pour estimer la bibliothèque de leur maison – enfin, celle des Montes de Oca que le frère et la sœur gardent dans l’éventualité bien improbable qu’un héritier refasse surface. Outre des livres inouïs, de véritables trésors, El Conde découvre la triste histoire des Ferrero, de leur mère et de « M. Alcides ».

Alors qu’il feuillette un des ouvrages, il tombe sur une vieille photo représentant Violeta de Rio, une chanteuse de boléro des années cinquante. L’image éveille en lui des sentiments étranges et, peu à peu, l’obsède pour des raisons qu’il ne parvient pas à s’expliquer – une de ses fameuses intuitions certainement ! Cinquante ans après, il part ainsi sur les traces de cette superbe femme mystérieusement disparue.
Un crime chez les Ferrero vient donner une troublante confirmation à son pressentiment. Il se met alors à enquêter sur passé et présent, dévoilant progressivement les liens entre les Ferrero, Violeta et Alcides…

Si le texte vaut pour ses qualités indéniables de polar, il est aussi passionnant pour ce qu’il nous dit de Cuba : tant celui des années cinquante – le régime odieux de Battista, le monde de la nuit, les accointances avec la mafia américaine, les débuts de la révolution – que celui d’aujourd’hui – l’effondrement des espérances, la déliquescence d’une population, les restrictions…
Sans entrer dans des considérations véritablement politiques (ce qui lui permet d’éviter les problèmes avec le régime, comme il l’explique dans un entretien), Leonarda Padura se fait néanmoins critique, chantre des désillusions et du mal-être. Il témoigne aussi d’une génération qui a dû s’adapter aux évolutions du régime, une génération souvent démunie face aux « petits jeunes » qui n’ont connu que ça.

Le style de Leonardo Padura est efficace, parfois lyrique, parfois truculent, à l’image de son héros – bien entendu accompagné de ses amis de toujours, avec qui il partage états d’âmes et repas pantagruéliques.
Quant à la nouvelle activité du Conde, outre des critiques du système policier, elle permet à Padura une formidable déclaration d’amour bibliophile : l’ex-inspecteur est un véritable passionné qui juge à leur juste valeur les trésors livresques qu’il découvre, authentiques et fascinants.

Roman policier, roman de La Havane, roman social : Les brumes du passé présentent encore maintes facettes qui en font un livre qui, comme les chansons de Violeta del Rio, vous reste en tête.


Les brumes du passé, Leonardo Padura (Métailié, 360 pages, 2006 / Points, 448 pages, 2011)
Traduit de l'espagnol (Cuba) par Elena Zayas


lundi 7 mars 2011

Les leçons du Mal - Thomas H. Cook


J’ai le plaisir d’être membre du jury pour le prix Seuil Policiers : premier livre de la sélection, Les leçons du Mal
Thomas H. Cook a beau être « l’un des plus grands auteurs de sa génération » (dixit la quatrième de couverture), et j’ai beau être friande de polars, je n’avais encore jamais lu aucun de ses romans. Et je dois dire que l’essai fut très concluant !

Jack Branch est le dernier héritier d’une famille de notables si typique du Sud des États-Unis : « typique » parce que pétrie de traditions séculaires et confortablement installée dans une des nombreuses maisons de maîtres de la région ; moins typique parce que Jack, comme son père, s’est dédié à l’enseignement de la littérature dans un lycée des Ponts – le quartier défavorisé de Lakeland – et qu'il ne partage pas les préjugés de classe de ses semblables.
De l’autre côté, Eddie Miller, un adolescent effacé qui tente de se faire oublier, et surtout de faire oublier sa terrible ascendance : son père, le « tueur de l’étudiante », qui traumatisa les alentours quinze ans plus tôt. Mort en prison avant d’être jugé, il est depuis l’image même du mal dans cette petite ville du Mississipi.
Le mal, c’est justement le sujet du cours optionnel que Jack dispense au lycée. Divers événements (ici, en dévoiler davantage serait trop en dire !) attirent son attention sur Eddie, qu’il prend peu à peu sous son aile. Dans le cadre du devoir de fin d’année, les élèves doivent écrire sur un individu personnalisant le mal à leurs yeux. Jack suggère à Eddie de se pencher sur l’histoire de ce père si écrasant – dans l'espoir de le libérer de ce fardeau et de lui permettre d'envisager un avenir « normal ». Il tente du mieux possible de l’épauler dans ses recherches et commence à s’attacher à ce jeune homme si surprenant.

En parallèle, Jack évolue dans ses relations personnelles – amoureuses, familiales – et on mesure peu à peu que l'histoire quelque peu tourmentée que traînent les Branch. À ce sujet, j’aurais un petit bémol : à force d’allusions, de demi-explications, Thomas H. Cook finit par frustrer son lecteur qui aimerait en savoir plus, et surtout en comprendre plus.

Le narrateur est un Jack à la retraite, usé, des années après : les allers-retours temporels selon un rythme parfois saccadé nous égarent légèrement au départ, mais rapidement, en laissant entrevoir une issue tragique, ils instaurent une tension qui constitue la véritable trame du récit. Car en effet, ce n’est pas tant un coupable que le lecteur cherche mais un dénouement.
Les amateurs de thriller pur et dur seront donc peut-être déçus : pas de suspense haletant, d’enquête au sens classique du terme ou d’intrigue formidablement ficelée… Mais un roman noir brillant, finement écrit, où la culture et la psychologie sont fondamentales.

Les leçons du Mal m’ont souvent fait penser aux livres de Pat Conroy : pour l’univers dépeint bien entendu, le Sud, si riche en tensions – raciales, familiales, politiques, sociales… –, mais aussi pour l’écriture (et c’est un compliment pour moi, cf Le prince des marées) qui mêle ironie, érudition, pessimisme et même un certain goût du rocambolesque.

Les leçons du Mal furent une belle découverte dans le domaine du policier. Il ne me reste plus qu’à me plonger dans les précédents romans de Thomas H. Cook qui, je l’espère, sont du même acabit !

Merci donc à Babelio et au Seuil ! En attendant avec impatience la suite de la sélection…


Les leçons du Mal, Thomas H. Cook (Seuil, 368 pages, 2010)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Philippe Loubat-Delranc