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mardi 20 mars 2012

Quelques conseils...


Très peu de temps ces derniers mois, des billets qui s'espacent de plus en plus, et pourtant de belles lectures que j'aurais envie de partager ! Alors, les voici pêle-mêle avant d'y revenir plus en détails :

- Rien ne s'oppose à la nuit, Delphine de Vigan : je l'ai déjà dit ci et là, les succès trop unanimes me font plutôt peur, mais celui-ci est plus que mérité, malgré quelques coquetteries d'autofiction. Ma dernière « claque » littéraire en date. Vraiment.

- Par un matin d’automne, Robert Goddard : sur fond de Premier Guerre mondiale, un récit mené avec brio, rocambolesque à souhait mais à dévorer par un dimanche pluvieux.

- Lila, Lila, Martin Suter : séance de rattrapage pour ce très bon roman de mon chouchou Martin Suter (à découvrir ici, , , et encore ).

- Vents contraires, Almudena Grandes : profitant du succès du formidable Cœur glacé, ce texte antérieur vient de paraître en poche. Un beau roman, plus profond que ne le laisse croire la quatrième, qui sait nous emporter malgré ses petits défauts.

- Les Revenants, Laura Kasischke : un campus américain, des étudiants moins sages qu’il n’y paraît et d’autres moins superficiels qu’ils ne veulent le montrer, des morts étranges, des professeurs tourmentés, et une réalité aux frontières mouvantes… Un grand Laura Kasischke.

- L’appât, José Carlos Somoza : l’auteur de la fascinante Théorie des cordes sait toujours aussi bien mêler polar savant et anticipation dans un futur qui nous est proche mais relève pourtant de la science-fiction. Une imagination sans bornes qui fait froid dans le dos.

- Un roman américain, Stephen Carter : on retrouve tous les éléments d’Échec et mat et de La Dame noire dans ce « préquelle » commençant dans les années cinquante. Suivant Eddie Wesley, romancier noir inventeur ici de l'expression « obscure nation », ce polar politique balaie une vingtaine d’années de l’histoire américaine – mais le lecteur des deux précédents opus sera peut-être déçu au final car l’auteur peine à renouveler son propos et ses mécaniques.

- Le Pacte, Lars Kepler : du polar scandinave efficace. Rien d’exceptionnel mais ça fonctionne.

- Les ignorants, Etienne Davodeau : et pour finir une BD narrant un an des échanges entre l’auteur et le vigneron Richard Leroy, chacun faisant découvrir à l’autre son univers. Au programme, passion de son métier, amour de la terre et richesse humaine.



À très vite et d'ici là, belle lectures !


jeudi 9 février 2012

Le Turquetto - Metin Arditi


Un joli (et surprenant) coup de cœur que ce Turquetto, de Metin Arditi – découvert grâce encore (après Les oreilles de Buster) au prix Pages des libraires. Surprenant car je me suis lancée sans être bien emballée : les romans historiques ne m’attirent pas spécialement – pas assez ancré dans leur temps, ou trop tout au contraire. Et pourtant l’Histoire m’a toujours beaucoup intéressée, allez savoir ! Mais là, l’enthousiasme des libraires et les thématiques (Constantinople, Venise, l’histoire de l’art, la peinture, les rapports religion/art…) du Turquetto ont fini par vaincre mes hésitations.

Le roman s’ouvre par une note sur L’Homme au gant, un tableau du Titien (dont un détail est reproduit en couverture) exposé au Louvre, dont voici un extrait :

La signature apposée au bas de la toile, TICIANUS, toute en majuscules, semble peinte de deux couleurs différentes. […] La différence de couleur n’est pas criante, mais elle est indiscutable. En 2001, […] frappé par l’anomalie de la signature, l’historien de l’art chargé de l’accrochage a pris sur lui de procéder à une analyse. Le résultat de cette recherche […] « Tout porte à penser que la signature a été apposée en deux temps, par deux mains différentes, et dans deux ateliers distincts. »

Tout un programme ! Je suis d’ailleurs (après avoir fini ma lecture) allé vérifier cela, mais je vous laisse découvrir (ou pas !) si l’anecdote est véridique – ce qui ne compte pas beaucoup au final pour apprécier ce très beau roman.

Fils de réfugiés juifs espagnols, Elie Soriano naît à Constantinople en 1519. Passionné, bravant les interdits religieux (et familiaux), l’enfant passe son temps à dessiner, et sa plume est sûre. Celui que l’on surnomme « le petit rat » à cause de son visage sait représenter, amplifier, magnifier ses modèles. On le découvre dans les rues de Constantinople, furetant de-ci de-là, raillant son père, vieil employé d’un marchand d’esclaves, découvrant la fabrication des encres auprès d’un maître musulman, subissant l’injure quotidienne du ghetto… Le jeune garçon est brusquement poussé à l’exil et embarque pour Venise où il va commencer une nouvelle vie sous le nom d’Elias Troyanos – un chrétien ayant fui l'empire ottoman.
Toujours aussi brillant et intuitif, Elias parvient à travailler dans les ateliers du « Maître », le grand Titien, assure son trait, expérimente les couleurs et le sfumato, apprend le métier et obtient petit à petit des commandes en son nom. Celui que Titien a surnommé le Turquetto, « petit Turc », se construit une carrière, installe sa famille et prospère en pratiquant ce qu’il aime le plus…
Mais un malheureux enchaînement d’événements et la réalisation pour une importante congrégation religieuse d’un tableau exceptionnel – une immense Cène dont je ne vous dévoilerai pas l’originalité – vont le jeter entre les mains de l’Inquisition et le mener sur un tout autre chemin.

La magie de la peinture et de l’époque, la finesse de l’écriture, le talent de Metin Arditi pour faire vivre ses personnages et ses décors, m’ont totalement emportée – et pour une fois l’expression n’est pas galvaudée. Puissance de la religion, liens entre l'art et le pouvoir, histoire d'une passion, questionnement autour de la filiation… Malgré les petites imperfections du récit (un début un peu lent, une fin qui ne me convint qu’à moitié), j’ai véritablement adoré Le Turquetto. Et, pour preuve, je me suis empressée de me renseigner sur les autres romans de Metin Arditi…



Le Turquetto, Metin Arditi (Actes Sud, 288 pages, 2011)

lundi 2 mai 2011

Le Choeur des femmes - Martin Winckler


J’ai lu seulement l’année dernière le best-seller de Martin Winckler, La maladie de Sachs, et ce fut un véritable coup de cœur. Un grand moment de lecture : de ceux qui vous font lire en marchant, debout dans une file d’attente, ou encore serré dans une rame de métro bondée – et surtout jusque des heures impossibles. Alors je croisais les doigts en commençant celui-ci…

Le Choeur des femmes reprend le même type de canevas : un roman choral où s’entrecroisent les récits d’un médecin, de ses patient(e)s et de son entourage.
Mais, alors que La maladie de Sachs se déroulait dans un petit village et traitait de médecine générale – Bruno Sachs, ses parents et amis, et surtout ses patients, populations variées, hommes et femmes de tous âges et de tous milieux –, Le Choeur des femmes met en scène Jean Atwood, interne brillantissime qu’on envoie passer son dernier semestre dans un service consacré à la médecine des femmes.
Autre différence notable : le docteur Atwood est aussi désagréable de prime abord que le docteur Sachs était attachant… Notre jeune interne major de promo veut faire de la chirurgie avant tout, et aborde avec ennui et énervement ce dernier stage : faire des soins sans intérêt, prescrire des pilules ou des stérilets, écouter des femmes se plaindre toute la journée… Qui plus est, sous les ordres du docteur Karma, prétendu « Barbe bleue » tyrannisant ses étudiants !

La collaboration ne démarre donc pas sous les meilleurs auspices mais on les rencontre peuvent parfois être surprenantes… Jean va découvrir des aspects jusque-là inconnus de son métier, découvrir – une évidence ? – que derrière les patientes se cachent des personnes qui ont beaucoup à apporter, et surtout se découvrir. En cela, Le Choeur des femmes a tout d’un roman de formation et de réapprentissage.
C’est aussi, et le titre l’illustre parfaitement, un ensemble de récits contrastés qui dessine une formidable galerie de portraits, riches de situations, de profils et de sentiments.
Élément plus surprenant, il s’agit également d’un passionnant livre documentaire sur la médecine des femmes : Martin Winckler, médecin iconoclaste, balaie les idées reçues (et si certaines m’étaient connues, j’en ai appris beaucoup !), secoue l’establishment en pointant du doigt des pratiques dépassées, parfois même abusives, et surtout explique de nombreuses choses sur l’avortement, la contraception, la grossesse et ces autres « problèmes de femme »…
Et Martin Winckler parvient à proposer cela sans nuire à la qualité et au rythme du récit, servi en outre par une véritable intrigue : que cache Jean ? la rencontre avec Karma changera-t-elle le cours des choses ? et Karma, que cherche-t-il à oublier ?
Alors, certes, il y a quelques longueurs, des ficelles un peu grosses et un soupçon de démagogie, mais j’ai dévoré ces six cents pages en moins d’un week-end !

À lire avec bonheur donc.


Le Choeur des femmes, Martin Winckler (P.O.L., 608 pages, 2009 / Folio, 648 pages, 2011)


mardi 22 mars 2011

L’Origine de la violence - Fabrice Humbert


Pas évident de donner mes impressions sur ce livre : des critiques quasi unanimes, un ressenti mitigé et une histoire pourtant pleine de sens.

Lors d’une visite de Buchenwald avec ses élèves, le narrateur, jeune professeur de littérature, est comme happé par une photographie représentant le médecin du camp : à l’arrière-plan, un prisonnier ressemble étonnamment à son propre père, Adrien Fabre.
La ressemblance est trop frappante, l’impression d'étrangeté est trop forte, et Adrien élude un peu trop le sujet quelques semaines plus tard…
De là, commence un travail de reconstitution et d’enquête grâce auquel le narrateur découvre un pan inattendu de son histoire familiale. Il trace peu à peu le portrait de David Wagner – un détenu juif parmi tant d’autres, tailleur parisien rêvant de réussite, jeune homme charmeur et opportuniste, victime des camps de la mort… Son véritable grand-père.
Inlassablement, notre héros poursuit sa quête, cherche des explications : en Allemagne où il s’installe et tente de reconstituer à la fois les événements autour de la mort de David et le destin des protagonistes, en Normandie où sa grande famille bourgeoise se réunit ponctuellement, à l’hôpital où son grand-père Marcel – l’autre, celui de toujours – accepte enfin de lever le voile.

Si on ne se débarrasse pas aisément d’une telle révélation, on ne tourne pas davantage le dos à une filiation, une appartenance : Adrien est bien plus le fils de Marcel Fabre que de David Wagner, et le narrateur son petit-fils. Fabrice Humbert explore avec finesse la filiation, le poids des origines « véritables », celui de l'éducation et bien entendu la force du secret de famille.

Une trame intéressante, une écriture fine et percutante : tout est là pour faire un grand roman. Et pourtant, L’Origine de la violence ne m’a pas réellement plu. Il m’a malheureusement fait enfin comprendre ce qui me déplaît souvent dans les textes teintés d’autofiction : l’autopsychanalyse. Certes, le héros veut comprendre « l’origine de sa violence » mais le décorticage méthodique des uns et des autres est l’occasion de développements parfois très longs, voire ennuyeux.
Une partie importante du récit est consacrée aux camps : et, c’est terrible à dire mais, pour qui a lu ne serait-ce que Primo Levi et Jorge Semprun, ce n’est pas toujours passionnant. Ici, l’auteur aurait dû selon moi se concentrer sur le factuel, et moins se précipiter dans les considérations plus générales sur une thématique explorée déjà si finement.

Une impression étrangement mitigée donc : L’Origine de la violence est une histoire intéressante, traitée avec subtilité, les réflexions sont pertinentes… mais des longueurs, des développements peut intéressants et un certain narcissisme m’ont déçue.


L’Origine de la violence, Fabrice Humbert (Le Passage, 320 pages, 2009 / Livre de Poche, 352 pages, 2010)


lundi 21 février 2011

Le Tarbouche & Une soirée au Caire - Robert Solé


Dans Le Tarbouche, son premier roman, paru en 1992, Robert Solé retrace l’histoire d’une famille chrétienne dans l’Égypte de la première moitié du XXe siècle.
Alter ego évident de l’auteur, le narrateur, Charles, est né au Caire en 1945 où il a vécu jusqu'à l’âge de 18 ans.
En mêlant les innombrables récits qui animent les réunions dominicales, les carnets de son oncle Michel, et ses propres souvenirs, il reconstitue l’histoire de sa famille, et plus particulièrement celle de sa mère – les Batrakani. Le personnage pivot, dont on découvre les ancêtres et les enfants, est son grand-père Georges Batrakani, personnage flamboyant qui, grâce à son ingéniosité et son audace, a su se faire une place au sein de la bonne société cairote.

À travers cette saga familiale, c’est surtout l’histoire de l’Égypte – et du Caire aisé – que l’on entrevoit : le protectorat britannique, la fascination pour la France, les élites vivant dans leur bulle, les crispations nationales et l’animosité à l’égard des étrangers (dont les « Syriens » comme les Batrakani, arrivés à Alexandrie fin XIXe), le nationalisme croissant (à travers de petites choses comme le choix d’un prénom arabe pour son enfant), le déclin du roi Farouk, l’arrivée de Nasser, les nationalisations, etc.
Mais les histoires personnelles sont tout aussi intéressantes, et la matière est dense avec ces nombreux personnages contrastés : histoires d’amour bien sûr, comme celle des parents de Charles, histoires professionnelles, comme la fameuse entreprise de tarbouches que crée le visionnaire Georges Batrakani, histoires de religions également…
Le Tarbouche se termine alors que Charles et ses parents, comme beaucoup de chrétiens, font le choix de quitter le pays : choix économique certainement, mais aussi choix politique et désir de retrouver une liberté (et souvent une aisance) perdue… en tout cas, choix déchirant le plus souvent.

Ce blog n'est pas destiné à raconter ma petite vie mais une remarque s’impose ici, car mon jugement est indubitablement influencé. Sans m’étendre trop, disons que j’ai une sensibilité certaine à ce sujet et que, outre la qualité du roman, j’ai particulièrement aimé y retrouver des souvenirs et anecdotes similaires à ceux ayant bercé mon enfance et mon adolescence. Cette parenthèse uniquement pour expliquer un éventuel manque d’objectivité : tout le monde ne sera pas aussi charmé que moi par l’évocation des repas de molokheya ou du quartier d’Héliopolis (ex-oasis, aujourd’hui banlieue) !
Mais, quoi qu’il en soit, Le Tarbouche est un très beau roman, mêlant avec finesse la petite et la grande histoire, et porté par la nostalgie d’un pays qui n’est plus. Notons toutefois qu'il s'agit d'un certain point de vue, celui des classes aisées, et que les milieux populaires ne sont malheureusement évoqués que de loin.

Robert Solé a publié récemment Une soirée au Caire, sorte de suite, quarante ans après, des souvenirs de Charles. Un article à ce sujet m'a appris qu’il avait écrit de nombreux livres sur l’Égypte, certains proprement historiques, d’autres romanesques (tous, à des époques différentes, autour des Batrakani). J’avais donc choisi de lire « dans l’ordre » les deux romans de souvenirs.
Dans Une soirée au Caire, Charles est maintenant un homme mûr, journaliste vivant en France – à l’image de l’auteur. Il voyage assez régulièrement en Égypte, et c’est lors de l’un de ces séjours que se situe le roman. Logé dans la vieille maison construite par son grand-père, désormais occupée par une tante, Charles est bercé par la nostalgie. Le livre oscille alors entre réminiscences de son enfance – malheureusement redondantes, parfois mot pour mot, pour celui qui vient de lire Le Tarbouche –, souvenirs d’expatriés plus récents et impressions sur l’Égypte des années 2000.
J'aurais d'ailleurs aimé que les deux derniers aspects l'emportent sur le premier.

L'exil est bien sûr l'enjeu d'Une soirée au Caire. La génération des parents de Charles s’est exilée dans des pays bien éloignés (et souvent francophones) : Canada, Liban France, Suisse, Brésil… Et que dire de sa génération et de leurs enfants ! Les migrations, les unions, et le désir de maintenir une certaine mémoire – indispensable lien familial certainement – ont créé des métissages culturels inédits comme une belle-sœur normande reine de la kobeiba, ou des petits-enfants n’ayant jamais mis un pied au Caire mais sachant décrire Groppi et ses délices…

Malgré mon intérêt évident pour les thématiques du roman, je dois avouer qu’il m’a paru moins riche que le précédent. Ou plutôt, d’une richesse bien différente : là où Le Tarbouche proposait avec nostalgie de véritables histoires, à la dramaturgie étudiée et peuplées de nombreux personnages, Une soirée au Caire est davantage un retour sur soi, une méditation sur ce que représente d’être égyptien lorsque l’on a passé les deux tiers de sa vie dans un autre pays.
Je n’appartiens pas à la même génération – je serais plutôt celle des enfants du narrateur –, c’est peut-être pour cela que cette réflexion m’a moins touchée et m'a semblé tourner en rond assez rapidement.

Ces deux romans sont au final une jolie découverte, avec une nette préférence pour Le Tarbouche : saga familiale ancrée dans l’Histoire - même si c'est surtout celle de la « bonne société », ne l'oublions pas -, entre douceur et tragique.


Le Tarbouche, Robert Solé (Seuil, 416 pages, 1992 / Points, 416 pages, 1995)
Une soirée au Caire (Seuil, 216 pages, 2010)


lundi 7 février 2011

Dolce vita 1959-1979 - Simonetta Greggio


1960, La Dolce Vita de Federico Fellini est projeté en avant-première à Rome : ceux qui ne partent pas avant la fin huent copieusement. Et pourtant, pour ce que le film évoque, pour son parfum de scandale, le public se rue dans les salles et la Palme d’or vient le récompenser. Ce surprenant succès est à l’image du besoin de libertés qui va animer les années soixante et soixante-dix.

2010, le vieux prince Emanuele Valfonda convoque dans sa villa de l’île d’Ischia son confesseur, Saverio, fils d’employés de la famille devenu prêtre après une jeunesse agitée. « Malo » ne cherche pas l’absolution : il veut faire le point, dire ce qui doit être dit et faire une révélation à Saverio. Ce dernier ne goûte pas cette longue évocation de souvenirs et entretient une animosité tenace – et étrange – à l’encontre du prince.

Le riche aristocrate raconte sa vie débridée : les nuits mondaines, les rencontres inouïes, les femmes, les drogues… et au final, on sent poindre la tristesse de n’avoir pas su voir ce qui en valait vraiment la peine.
Plus que son parcours, c’est celui de l’Italie qu’il tente de nous décrire : son histoire culturelle bien entendu – en commençant par le néoréalisme et ses égéries –, mais surtout l’histoire politique, celle de l’après-guerre et des années de plombs. Se croisent alors les Brigades rouges, la mafia, Aldo Moro, les organisations d’extrême droite comme Ordine nuovo, Giulio Andreotti, la troublante loge franc-maçonnique P2, Pier Paolo Pasolini, le Vatican, Silvio Berlusconi… pour ne citer que les plus connus.
C’est certainement un aspect difficile pour le lecteur qui ne maîtrise pas l’Italie des cinquante dernières années : les acteurs sont mentionnés rapidement, vont et viennent dans le récit, sans explications conséquentes. C’est à mon sens le problème de Dolce vita : ni roman ni document, le mélange des genres ne sert pas le projet de Simonetta Greggio. Journaliste, elle a, avec l’aide d’une documentaliste, enquêté et rassemblé une masse d’informations pendant deux ans. L’idée étant ensuite de dégager les liens malsains, les imbrications terrifiantes (le poids de la P2 par exemple), les manipulations, et de donner les versions officieuses – tellement plus convaincantes que les officielles – de maintes affaires (Moro, l’attentat de la gare de Bologne…).
Tout cela, en alternant avec les souvenirs plus intimes du comte, ceux plus rares de Saverio, et leurs échanges en 2010…

Malheureusement, cette construction ne fonctionne pas aussi bien que prévu : les aspects romanesques sont en définitive assez attendus (on se doute bien vite du genre de révélation que veut faire don Emanuele), et les aspects documentaires insuffisamment détaillés nous laissent sur notre faim. Ils ouvrent des pistes passionnantes mais passent trop vite à la suivante. J’aurais en fait préféré un pur ouvrage de journaliste, fouillé et étayé.
Ce roman hybride n’en reste pas moins passionnant pour les nombreux éléments qu’il nous livre, pour les innombrables anecdotes, les extraits des textes de Franca Rame, etc.

Il faut admettre une limite de taille à mon jugement un peu dur : l’Italie est un sujet que j'affectionne, et cette période tout particulièrement. Il est donc fort possible que mon insatisfaction viennent de là; et que le lecteur moins concerné y voie un texte dans l’ensemble très cohérent apportant une bonne vision d’ensemble. Il est aussi possible qu’il s’y perde totalement ! J’attends des avis de lecteurs…


Dolce vita 1959-1979, Simonetta Greggio (Stock, 416 pages, 2010)

vendredi 19 novembre 2010

Enquête sur la disparition d’Emilie Brunet - Antoine Bello


Achille Dunot est un inconditionnel absolu d’Agatha Christie, et surtout de son fameux (et horripilant selon moi) Hercule Poirot, dont il admire les méthodes et le formidable esprit de déduction. Policier lui-même, il a été récemment mis à la retraite car il souffre d’amnésie antérograde à la suite d’un accident fâcheux – et significatif, puisque une massive anthologie de la littérature policière lui est tombée dessus. Depuis lors, sa mémoire ne forme plus de nouveaux souvenirs : sa journée s’« efface » pendant son sommeil et, chaque matin, sa femme doit lui rappeler son état.

Malgré tout, face à un cas particulièrement délicat, le chef de la police lui demande de participer à l’enquête sur la disparition d’Emilie Brunet et de son professeur de yoga (et amant). Cette jeune héritière de la région est mariée avec un éminent neurologue, Claude Brunet, à l’égo aussi imposant que le nombre de maîtresse.
L’intrigue a tout du classique du genre : la femme fortunée, le mari volage, la gouvernante aigrie, l’amant, etc. Claude Brunet est dès le départ le premier suspect mais les interrogatoires tournent vite en rond. En effet, lorsqu’il est allé déclarer la disparition de son épouse au commissariat, l’agent en service a étrangement perdu toute mesure et a tenté de lui extorquer des aveux par la force. Depuis le choc, le célèbre spécialiste de la mémoire souffrirait d’amnésie et ne se souviendrait plus du jour de la disparition de son épouse… C’est bien commode, et le brillantissime scientifique s’en délecte en laissant entendre tout et son contraire. Achille Dunot serait-il face au crime parfait ? Même lui semble peu à peu séduit par le charisme et l’intelligence hors du commun de son suspect.

Pour tenter de résoudre l’affaire, Achille décide de tenir un journal – qui constitue le livre que nous tenons entre les mains – où, avant de se coucher, il consigne consciencieusement les événements de la journée. Journée qui commence réellement de plus en plus tard puisqu’il doit commencer par prendre connaissance de son carnet dans son intégralité ! Rapidement, il essaie de biffer les phrases sans grand intérêt pour l’enquête, espérant ainsi diminuer un peu son temps de lecture quotidien. On se trouve alors face à quelques lignes, peu nombreuses, raturées : l’artifice n’apporte pas grand-chose à mon sens et l'idée de livre en train de se construire n'est pas si neuve.

Le récit de l’enquête est étayé par les références de notre ex-policier à « Agatha », et par ses discussions avec Brunet à qui il veut faire saisir tout le génie de cette dernière – et surtout celui de son détective fétiche. Comparaisons avec des personnages, parallèle entre la courte disparition de la romancière et celle d’Emilie Brunet, réflexions sur certains de ses romans… tout cela a fini par me lasser, et pourtant j’ai beaucoup de tendresse et de curiosité pour Agatha Christie, dont j’ai essayé de lire toute l’œuvre vers 12-13 ans (j'ai dû finir par me lasser avant de finir).

Antoine Bello a une formidable matière mais il bascule dans un exercice de style un peu décevant. La lecture est rapide, fluide, stimulante mais un tel hommage mériterait une véritable chute.
Un moment agréable donc, mais au final, j’ai surtout eu envie de me replonger dans d’autres livres : bien entendu des Agatha Christie, mais aussi l’ébouriffant Qui a tué Roger Ackroyd ? de Pierre Bayard et un précédent roman d’Antoine Bello, formidable, Les Falsificateurs


Enquête sur la disparition d’Emilie Brunet, Antoine Bello (Gallimard, 254 pages, 2010)

jeudi 9 septembre 2010

Les années - Annie Ernaux


Dans Les années, Annie Ernaux continue son entreprise de création autour de sa propre vie (je ne veux pas parler ici d'autofiction, car elle ne prétend jamais à la fiction), et entreprend de balayer l’ensemble des années vécues. De l’après-guerre à nos jours, en partant de photos éparses, elle évoque son enfance, son adolescence, les différents tournants de l’âge adulte – et les innombrables images, odeurs et impressions qui y sont liées.
J’avais apprécié Une femme (évoquant sa mère) et La place (son père) : ces courtes évocations m'avaient certainement d'autant plus marquées que, étant alors adolescente, j'avais presque « découvert » le sain et nécessaire recul sur ses parents que l'on pouvait avoir avec l'âge. Le projet bien plus ample de ce récit m'intéressait et m'enthousiasmait fortement. Ma lecture a été malheureusement très décevante : problèmes avec l’œuvre en elle-même ? ou déficit de compréhension dû à l’écart générationnel ?

Pour commencer, ma lecture a été perturbé par l’emploi du pronom indéfini « on », destiné probablement à inclure le lecteur dans le récit, à dépersonnaliser cette plongée dans l'intime. Cette construction ne fonctionne pas à mon sens et devient même exaspérante car bien trop pesante et artificielle. Certes, il s’agit de raconter « ces » années et cette génération née pendant la guerre qui a raté mai 68, mais cela aurait été bien plus intéressant si Annie Ernaux avait assumé pleinement la dimension biographique sans chercher cette pseudo mise à distance et/ou généralisation. Et si tel n'était pas le but, je me contenterais de dire que je n'ai pas adhéré à ce choix stylistique !

L’aspect « petite et grande histoire » est clairement ce qui m’a incité à continuer ma lecture (car je dois avouer avoir souvent été tentée d’abandonner). En effet, le texte étant au final assez court – au vu du projet de retracer soixante ans de vie et d’époques –, il donne lieu à de longues énumérations de souvenirs, tantôt savoureux, attendrissants ou édifiants : le chocolat Cardon, l'apparition du Frigidaire, les collants à la place des bas, les premiers baisers, les événements historiques qui ne sont que décor…
Ces passages sont passionnants, surtout quand on est née au début des années 1980 comme moi ! Mais la description devient régulièrement liste interminable : parfois hypnotique, plus souvent catalogue.

Au final, le rythme m’a profondément dérangée, au mieux lassée, et j’ai fini ce livre en diagonale, à toute vitesse.
Je suis donc incapable de le conseiller mais, comme je l’évoquais au début de ce billet, peut-être est-ce une question d’âge ? Une lassitude face à cette accumulation de souvenirs et malheureusement de regrets ? Les nombreuses critiques élogieuses me font penser qu’il doit y avoir de cela...


Les années, Annie Ernaux (Gallimard, 256 pages, 2008 / Folio, 256 pages, 2010)

mardi 31 août 2010

Seule Venise - Claudie Gallay


Comme beaucoup, j’ai entendu parler de Claudie Gallay avec Les Déferlantes (que je compte bien lire prochainement). Mais récemment, on m’a vivement conseillé Seule Venise, roman antérieur, remarqué par la critique (moins par le public). J'ai donc voulu commencer ma découverte de l'auteur avec ce texte moins connu et je ne le regrette pas...

Une preuve, s’il en fallait, qu’une « petite » histoire peut faire un superbe roman. L’héroïne dont on ne connaîtra pas le nom, parisienne d’une quarantaine d’années, quittée récemment par son compagnon, est totalement anéantie. En plein mois de décembre, après avoir vidé son compte en banque et jeté son téléphone portable, elle décide un peu par hasard, avant tout pour fuir, de partir à Venise – vide de ses habituels touristes.
Elle y loge dans une petite pension et nous entraîne dans ses promenades à travers les ruelles humides et froides de l’hiver vénitien, les innombrables ponts et les cafés intemporels.
Les habitants de la pensione sont aussi contrastés que touchants : un vieux prince russe en fauteuil roulant retranché dans sa chambre, exilé on ne sait pourquoi dans la cité italienne ; une éblouissante danseuse de ballet en tournée et son amoureux ; Luigi, le propriétaire aux dix-huit et quelques chats, qui espère comme chaque année la venue de sa fille pour les fêtes.

Les rencontres, les lieux : tout est subtilement dépeint, sans fioritures mais toujours avec une prose mélancolique et pourtant légère. Et cette héroïne si horripilante de désespoir au départ devient peu à peu lumineuse et attachante ; tout comme ses échanges avec l’orginal et mystérieux libraire.
À mon sens, la complicité qui se noue avec le prince est l’élément le plus beau et le plus riche de ce texte : les interrogations que cela suscite sur l’Histoire (la révolution russe, la fuite des riches blancs et leurs agissements, la Shoah…) et sur le sens même de l’amour et de la vie. Sujets d’une banalité si évidente mais traités avec beaucoup de finesse.

Ce texte m’a fait l’effet d’un bijou : dense mais limpide, poétique mais intensément réel et joliment ciselé d’une très belle écriture. Une douceur mélancolique à conseiller.


Seule Venise, Claudie Gallay (Le Rouergue, 304 pages, 2004 / Babel, 304 pages, 2006)

vendredi 18 juin 2010

Syngué Sabour - Atiq Rahimi


Le bandeau « Prix littéraire X ou Y » attire inévitablement mes yeux, mais je m’en méfie (pour avoir été souvent déçue, cf L’histoire de Chicago May). Et on m'a offert ce Goncourt 2008 qui avait l’air très prometteur…

Dans un pays jamais nommé (comme la plupart des personnages), mais que l’on devine être l’Afghanistan, agité par des extrémistes musulmans, une femme s’occupe de son mari tétraplégique. On comprend rapidement qu’il est l’un de ces « combattants de Dieu » et que c’est ainsi qu’il a été presque fatalement touché. L'homme a tout d’un cas désespéré : nourri par une sonde d’eau sucrée (il n’y a plus de médicaments disponibles), il ne manifeste aucune réaction.
Dans une ville en proie aux combats, bloquée chez elle par ce mari qui aurait « mieux fait de mourir », la femme tente de survivre, de s’occuper de ses deux filles, de préserver chacun et chacune des attaques extérieures.
On suit le fil de ses pensées face à ce corps apparemment sans vie : son histoire est ainsi retracée par bribes, au gré des souvenirs qui lui viennent. Toute la dureté de sa condition de femme dans un pays férocement misogyne, où la famille fait figure d’autorité supérieure, s’impose à nous : les mariages arrangés, les viols, la sexualité toujours honteuse, la peur (du mari, de la belle-mère, du père, etc.). Ce n’est pas un hasard si le roman est dédié à une Afghane morte sous les coups de son époux…
Syngué sabour, c’est la « pierre de patience » : selon un mythe perse que lui racontait son beau-père (homme éminemment intelligent, et donc considéré comme fou par presque tous), il s’agit « d'une pierre magique que l'on pose devant soi pour déverser sur elle ses malheurs, ses souffrances », tout ce que l’on n’ose révéler à personne… jusqu’au jour où la pierre éclate et nous délivre. Et là, dans sa solitude angoissée, son mari joue le rôle de cette pierre... jusqu'au dénouement.

J’ai eu du mal à entrer dans ce texte : au tout début, la femme est essentiellement dans la complainte et ne se laisse pas encore aller aux souvenirs – le texte est alors plus mélopée que récit. Mais très rapidement, l’écriture ciselée, sans fioritures mais d’une grande beauté, prend le dessus et le texte prend toute sa force. Au final, un roman exceptionnel, au sens propre : pas « formidable », pas « page turner », mais une lecture unique, infiniment particulière et au ressenti très fort. Une seule petite réserve : la fin, réelle ou métaphorique ?


Syngué Sabour, Atiq Rahimi (P.O.L., 154 pages, 2008)

vendredi 28 mai 2010

Un Juif pour l'exemple - Jacques Chessex


Dans ses livres, ce grand auteur suisse (disparu en 2009) mêle à des thématiques très sombres, de l’érotisme parfois, une spiritualité quasi ésotérique souvent (le dernier en date porte sur le marquis de Sade). J’avais apprécié Le vampire de Ropraz, j’ai donc voulu lire Un Juif pour l’exemple qui use du même procédé : un fait divers historique, la Suisse et surtout la terrible inhumanité des hommes.

Jacques Chessex narre un épisode advenu dans sa région natale alors qu’il était âgé de huit ans. En 1942, à Payerne, « ville des charcutiers » plutôt cossue dont l’emblème est un cochon, une bande de nazillons, tous fascinés par Hitler et adhérents au parti extrémiste suisse, s’agite. Ils veulent faire un coup d’éclat, pour impressionner le NSDAP qui créerait une cellule dans leur région, que dirigerait bien sûr leur leader Fernand Ischi. Dans ce but, ils décident d’exécuter – à leurs yeux, de « sacrifier » – un Juif : le choix se porte sur Arthur Bloch, marchand de bestiaux qu’ils « tueront comme un cochon », et effectivement les détails donnent la nausée.
Les meurtriers sont assez rapidement découverts et jugés en 1943 : ils ne montrent, évidemment, aucun regret et revendiquent fièrement leur monstrueux assassinat. Ils se vantent même d’avoir établi une liste de leurs prochaines victimes.
Dans plusieurs entretiens, Jacques Chessex raconte à ce propos que son père, président du Cercle démocratique (farouchement antinazi), était deuxième sur cette liste. Profondément marqué par cette histoire, il ressentait le besoin de s’en faire l’écho. Et c’est ce qu’il fait dans ce récit, en décrivant les événements et le mental des protagonistes, et en questionnant la notion même de « mal ».
Dans la restitution de toute cette horreur, la justesse du ton des propos extrémistes peut mettre le lecteur mal à l’aise. On est tenté de reprocher à l’auteur de leur donner une tribune, mais ce n’est évidemment pas le cas : dans les derniers paragraphes, Chessex explique clairement sa posture. Parallèlement à la narration, il s’interroge sur la question de l'horreur et convoque pour cela Jankélévitch (là, j’ai un peu décroché, il faut l’avouer), expliquant la difficulté à parler de ces monstruosités « authentiques ».

Bref, un texte court, extrêmement littéraire (style brillantissime mais difficile) et terriblement puissant.


Un Juif pour l’exemple, Jacques Chessex (Grasset, 112 pages, 2009)